La styliste néerlandaise Iris van Herpen semble avoir saisi les enjeux majeurs de la mode actuelle : 1) libérer la femme de tout carcan ; 2) renouer avec le vivant. Animée par cette double aspiration, elle recourt paradoxalement aux techniques les plus pointues. Sa collaboration avec des ingénieurs lui a valu la « robe-splash » (2010) réalisée au pistolet à air chaud, la « robe-coquillage » (2013) composée à l’aide d’une impression 3D, la « robe-oiseau » (2018) obtenue par plissage et découpe laser, la « robe-infinie » (2019) issue d’une conception assistée par ordinateur, mais également la « robe-océan » fabriquée à partir de plastique récupéré dans les mers (collection Earthrise, 2021). Van Herpen rappelle par là que la mode est à la fois technè, poièsis, praxis, physis. Par l’artisanat (technè), on crée (poièsis) et façonne (praxis). Le défilé de mode fait mouvoir (physis) le produit, lui insufflant la vie qui manquait dans le morceau de tissu inerte. Ce faisant, van Herpen déjoue le clivage entre arts de l’espace et arts du temps. Elle conserve dans l’objet-robe la grâce de la fluidité que la forme mouvante avait sur le podium, elle cristallise le bougé – ce moment où la robe se détache du corps et prend vie, ce léger retard que la force centrifuge imprime au textile à l’instant où le mannequin pivote à l’extrémité du catwalk, à l’apogée de son intensité et proche du vertige, tel un toréro brandissant sa muleta ou un danseur de tango dans le basculé de son geste. Or, cet arrêt dans l’élan giratoire est fonction de l’autonomisation du tissu par rapport au corps.
Dans L’Âme et la danse (1923), Paul Valéry faisait déjà de cette grâce tourbillonnante l’essence de la danse avec son Athikté qui bondit hors de sa forme pour être « dévorée de figures innombrables ». Dans L’Homme et la coquille (1937), Valéry développe à partir de cette puissance hélicoïdale ou radiale du mollusque qui sécrète son habitat une esthétique et une poétique. L’hélice spiralée devient un motif qui fait fi des séparations entre physique et géométrie, désordre et ordre.
Reprenons : intemporelle et dès lors indémodable, la robe s’avère la vestis muliebris par excellence, le degré zéro de l’habillement féminin. Autrement dit, la robe occupe un champ de pertinence entre le tissu ouvragé, tenu par des points d’attache au corps, et le haillon informe qui n’est même plus vêtement, car tombé ou abandonné, débrayé, dans les termes de Jacques Fontanille. Selon le sémiologue, tout vêtement jouit d’une plus ou moins grande autonomie par rapport au corps : « Le vêtement, en effet, doit garder quelques “points fixes”, des repères corporels qui interdisent un débrayage complet : s’il s’évase en quelque endroit, il suit plus fidèlement telle autre partie du corps, et les mouvements qui lui donnent forme continuent à faire référence, avec plus ou moins d’indépendance, à l’un de ces quelques points fixes (cou, épaule, taille, etc.) qu’il se donne pour, justement, continuer à être un vêtement.1 » Et les stylistes de jouer de l’ajustement au corps de la robe, de la latence de ses plis (immanence) ou de la promesse de déboutonnage (imminence), si tant est, à en croire Roland Barthes, que l’érotisme se situe « là où le vêtement bâille2 ».
Dans son essai historico-esthétique de 2017, La Robe. Une histoire culturelle, Georges Vigarello retrace, en filigrane de l’histoire de la robe dans tous ses contours et atours, l’histoire du corps que celle-ci enveloppe ou plutôt comprime, entrave. A la Renaissance, il constate dans les bustiers lacés de près et les ceintures étroites « une exigence toujours accrue de resserrement3 ». Les Lumières connaissent un début d’« assouplissement » dû, semble-t-il, à l’avènement de la médecine qui s’intéresse au bon fonctionnement de l’organisme, et à l’intérêt des encyclopédistes pour « l’aisance » dans les mouvements (entre autres des artisans ou travailleurs). La rigidité régresse et les couturiers s’attachent à extraire le corps de la gêne et de l’étranglement par des matières plus fluides et mœlleuses venant d’Angleterre. De même, le corset de taffetas remplace le corset à baleines. Marie-Antoinette apparaît en vêtement d’intérieur, voire en « déshabillé négligé » au Petit Trianon, cultivant les tenues détendues.
D’ailleurs, si l’on en croit Giacomo Leopardi dans son Dialogue de la mode et de la mort de 1827, la contrainte (du latin constringere, lier, enchaîner, réprimer) s’avère co-extensive de la mode. La Mode avoue à la Mort qu’elle estropie les corps : « Je bouche les respirations et je fais sortir les yeux des têtes par l’étreinte des corsets, et je me plais à cent autres choses de ce genre. En général, je décide et je contrains [costringo] tous les hommes bien élevés à supporter chaque jour mille fatigues, mille désagréments, souvent même des douleurs et des tortures, et parfois à mourir glorieusement pour l’amour qu’ils me portent. » La mode, depuis Gabrielle Chanel jusqu’à l’actuel homewear qui revisite le déshabillé, serait-elle une lente libération de cette entrave ?
Un autre paradigme qui appréhende la fluidité des matières traverse les beaux-arts cette fois, en l’occurrence le « motif fluent », repérée par Aby Warburg entre autres dans les Trois Grâces de Botticelli (1893), ou en général dans la « nymphe », figure gracieuse et vêtue d’une robe flottante qui incarne la « poésie du drapé ». Le « pathétisme textile » conjugue, selon Georges Didi-Huberman – qui a été amené dans le sillage de Warburg à écrire quatre essais sur la Ninfa, en particulier Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé (2002) et Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir (2015) –, une animation des corps et des âmes et une animation des textures.
Tout un courant en poésie avait déjà relevé l’entrelacs entre démarche féminine, danse et mode, lié à l’épiphanie des corps déambulant dans les rues, sur le catwalk que forme ce nouveau salon urbain. Renouant avec la scène primitive de L’Enéide de Virgile, où Vénus se reconnaît à son pas – Et vera incessu patuit dea –, c’est une allure assortie au costume qui fait la grâce de la « passante ». Pensons chez Baudelaire à « Une femme passa, d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet », « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, / Même quand elle marche on croirait qu’elle danse4 » du poème éponyme, et sa définition de la beauté féminine qu’il relève dans l’harmonie de l’allure et du mouvement des membres, « mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe, et qui sont comme les attributs et le piédestal de sa divinité5 » ; chez Mallarmé, dans son « Billet » consacré à la Danseuse de Whistler : « Mais une danseuse apparue / Tourbillon de mousseline ou / Fureur éparses en écumes6 » ; et, enfin, dans la Gradiva de Jensen, relayée par Freud qui s’attarde sur ce bas-relief représentant une jeune fille épanouie qui marche, « ein reifes junges Mädchen im Schreiten7 ». Celle-ci, ayant un peu retroussé son vêtement aux plis nombreux, révélant ainsi ses pieds chaussés de sandales, réveille dans l’esprit troublé de l’archéologue le souvenir de l’amie d’enfance Zoé « Bertgang », « étincelante ou magnifique dans sa marche ».
Vouloir arrêter la fluidité du tissu semble être un défi que les poètes, artistes et stylistes ont voulu relever. D’où le succès du photogramme de Billy Wilder devenu iconique, où Marilyn Monroe se voit auréolée et éventée par sa subway dress (1955) qui, là aussi grâce à son plissage serré, s’éploie en corolle. Pierre Cardin a à son tour voulu inventer une silhouette du futur pour une femme active et créé en 1968 une robe en fibres synthétiques sans coutures et en 3D, la « cardine ». En recourant à de nouvelles matières (latex, vinyle), il pousse très loin la maniabilité du tissu, qu’il travaille comme un matériau rigide ou selon le procédé du moulage, obtenant une sculpture vivante aérodynamique. Par ses créations totalement inédites, van Herpen nous invite toutefois à voir plus loin que l’exploitation de l’imprimante 3D : elle atteint en quelque sorte la quatrième dimension (le mouvement, le temps), à l’origine d’un débat épistémologique qui a tellement imprégné les avant-gardes du début du XXe siècle, elle capte le dynamisme en suspens, convertit le liquide en solide.
La « robe-splash », habillant le corps d’eau, rendant hommage au plus fluide et indomptable des éléments, conférant une forme rigide et sculpturale à une éclaboussure, revisite d’une certaine façon la « robe d’eau » emblématisée par l’Ophélie shakespearienne, pour la muer en « robe d’air » inaugurée par Loïe Fuller. Si la jeune noyée ondoie dans sa robe-relique transformée en linceul vaseux, la jeune danseuse, agitant par sa « Danse serpentine » (1892) ses manches démesurées en figures multiples, aériennes (lys, orchidée, papillon), pousse à son paroxysme l’autonomisation d’une robe-costume de scène à une époque où le corps des ballerines était encore entravé par des tutus. L’autonomie du vêtement va de pair avec une abstraction des formes au sens de non-figuratif, mais aussi du verbe abstraire : éliminer, épurer. De même, van Herpen pousse la matérialité au point de frôler l’immatériel. Une structure de cinquante kilos semble prête à l’envol.
L’informe (par défaut chez Ophélie, par excès chez Loïe) nous permet de cerner la genèse de toute création de couture, à savoir convertir un tas informe en unité signifiante. C’était déjà l’exercice de « la perception par l’informe » (1936), à savoir saisir par le dessin un mouchoir froissé jeté sur une table, proposé par Paul Valéry aux artistes pour déconditionner leur regard. Il invite à renoncer à voir par l’intellect, par concepts ou significations préconçues, fort de l’idée que l’informe, avant toute détermination, libère la vision des habitudes pétrifiées par le langage. D’autres œuvres n’hésitent pas à inclure l’informe des vêtements dans leur œuvre, précisément pour le resémantiser. Ainsi, dans Rolla de Henri Gervex (1878), le jupon, la jarretière et le corset, disposés en désordre sur le sol, suggèrent que la jeune femme s’est déshabillée devant son client et qu’il s’agit bien d’une fille de joie. Le film De Jurk (la robe) d’Alex van Warmerdam (1996) met en scène les avatars d’une robe imprimée, de sa naissance (fleurs de coton du générique) à sa mort (l’incinération finale), la faisant évoluer par toutes les étapes techniques et symboliques de sa destinée : depuis la confection (tissu, motif et coupe), jusqu’à l’habillement, le regard libidinal qu’elle suscite, la « costumisation », le recyclage, le devenir-tableau, le réembrayage final du chiffon souillé et déchiqueté en écharpe par une mendiante et en fétiche d’amour par son compagnon.
Van Herpen nous rappelle à son tour qu’un tissu est un tas informe avant d’être une robe et, dès lors, une source inépuisable de formes et d’usages. Un dernier détour philosophique s’impose, à savoir par Roger Caillois et son « Nouveau plaidoyer pour les sciences diagonales » (1965), dans lequel il confère à la poésie une fonction épistémologique de « méthode ». Il nous convie en effet à être à l’affût des similitudes entre des formes éloignées sur l’échiquier du monde, à nous insinuer entre les cases de la table périodique de Mendeleïev qui présente le vivant comme un système discontinu, ordonné. La « robe-coquillage » s’inscrit dans ce paradigme, nous semble-t-il. Elle ouvre la couture aux échos et aux correspondances entre l’art et le vivant. Dans un même esprit, arguant du fait que la poésie opère une jonction entre la perfection artisanale et les rythmes naturels, Suzanne Lilar relevait de mystérieuses parentés entre le plissé d’une robe, d’une sculpture et d’un objet façonné par la nature, dans son Journal de l’analogiste (1979) : « Une robe de Grünewald [sainte Lucie] m’était jadis apparue sous la forme d’un fantastique coquillage. » Comme le « casque tuberculeux », la robe bizarrement contournée et plissée se déploie en hélice.
A s’approcher du mouvement et de la vie, la dichotomie entre l’organique et l’inorganique s’estompe, à opérer la synergie entre art et science, les créations de van Herpen rejoignent un autre appel, celui de la « mode modeste », non pas au sens de modest fashion préconisant la pudicité de Tertullien jusqu’à la Frumka, qui rencontre l’impasse d’une morale vestimentaire avec ses dérives et ses excès, retombant finalement dans l’ostentation dont elle voulait se détourner et incapable d’imposer la sobriété à une économie consumériste, mais plutôt au sens de « vertueux », une mode moins polluante, brandissant la pudeur environnementale plutôt que morale, un dress code vert en passe de réorienter l’industrie de la mode vers des pratiques plus éthiques, plus humbles, durables et responsables.
Libérant symboliquement la femme d’un carcan vestimentaire, alliant design, technique et haute couture au profit d’une mode respectueuse de la planète, tout en conservant sa splendeur, la styliste néerlandaise bat en brèche le verdict de Roland Barthes, qui voyait dans la mode un système sémiotique tautologique et « tranquillisant ». « Le signifiant varie mais le signifié est toujours le même : la Mode.8 », (1967). Iris van Herpen en revanche « intranquillise », rebat toutes les cartes de la mode à chaque collection – se réinventer sans cesse serait-ce la seule issue qu’aurait l’indémodable pour ne pas passer de mode ? –, titille notre émerveillement esthétique, force notre respect. C’est à cette condition qu’elle échappe à toute confiscation par les diktats de la mode et aux attentes du marché. Friande de nouvelles technologies, elle parvient à un résultat « vertueux », modeste et réalise non seulement la proposition de Mallarmé, « ivresse d’art et, simultané, accomplissement industriel9 », mais l’adage de Baudelaire, « [la mode est] une déformation sublime de la nature10 ».
- Jacques FONTANILLE, Soma et Séma. Figures du corps, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004, p. 150.
- Roland BARTHES, Le Plaisir du texte, Paris, Editions du Seuil, 1973, p. 19.
- Georges VIGARELLO, La Robe. Une histoire culturelle. Du Moyen Âge à aujourd’hui, Paris, Editions du Seuil, 2017, p. 27.
- Charles BAUDELAIRE, « A une passante », Tableaux parisiens, dans Les Fleurs du mal, Paris, Poulet-Malassis, 1861, p. 216.
- Charles BAUDELAIRE, « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés », dans Les Fleurs du mal, Paris, Poulet Malassis, 1857, p. 61.
- Stéphane MALLARME, « Billet à Whistler » [1890], dans Poésies, Paris, NRF, 1914, p. 110.
- Sigmund FREUD, « Der Wahn und die Träume in W. Jensens „Gradiva“ », dans Christfried TOEGE (éd.), Sigmund Freud. Gesamtausgabe, Band 11 (1907-1909), Gießen, Psychosozial-Verlag, 2018, p. 20.
- Roland BARTHES, Système de la mode, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 286.
- Stéphane MALLARME, « Autre étude de danse » [1897], dans Divagations, Paris, Eugène Fasquelle, 1987, p. 179.
- Charles BAUDELAIRE, « Le Peintre de la vie moderne » [1863], dans Ecrits sur l’art, Paris, Les Classiques de Poche, 1992, p. 543.
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