L’introduction du concept de discrimination en droit luxembourgeois
Un bilan de 20 ans
Il y a 20 ans exactement, le législateur européen a créé un véritable cadre pour lutter contre les discriminations. En effet, par la directive 2000/43/CE du 29 juin 2000, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique et la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, l’Europe s’est dotée d’instruments juridiques visant à lutter partout à armes égales contre les différences de traitement offensantes pour certaines catégories de personnes.
Dans la présente contribution nous retracerons, dans une première partie, l’historique mouvementé de l’adoption de cette législation européenne en droit interne au Luxembourg. Nous essayerons ensuite, dans une seconde partie, d’expliquer non seulement les principes juridiques qui sous-tendent la lutte contre les discriminations, mais encore nous tenterons de cerner la relation des discriminations avec la liberté d’expression.
1) L’histoire mouvementée de l’interdiction légale des discriminations
C’est dans les pays anglo-saxons que l’histoire du droit anti-discrimination débute. D’abord aux Etats-Unis où l’affaire Griggs v. Duke Power Co.1, plaidée devant la Cour suprême des États-Unis et qui concernait la discrimination dans l’emploi et la théorie des effets préjudiciables, est généralement considérée comme le premier cas de ce type.
Le Royaume-Uni lui a emboité le pas, dans une société dont la multiculturalité et la multiethnicité font partie intégrante.
Sur le continent européen, il faudra attendre les années quatre-vingt-dix pour voir apparaître un mouvement significatif d’associations qui poussèrent à intégrer dans le traité européen l’interdiction des discriminations basées sur certains motifs. Auparavant, les mouvements féministes avaient déjà milité pour une égalité hommes-femmes au niveau européen. Une première salve contre les inégalités des sexes avait été tirée par la Cour de Justice dans différentes affaires, par exemple celles liées à la SABENA en 1971 et 19772.
Au niveau national, suite à la ratification par le Luxembourg de la Convention de New York de 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales, l’adoption de la loi du 9 août 19803, modifiée par les lois du 27 juillet 1993 et du 19 juillet 1997, eut pour effet d’introduire les articles 454 et suivants dans le code pénal qui interdisent, incriminent et sanctionnent divers actes de discrimination.
L’accouchement difficile de la transposition des directives 2000/43 et 2000/78
Alors que les deux directives européennes prévoyaient une date limite de transposition en droit interne trois ans après leur adoption, le gouvernement décida de rédiger deux projets de lois, l’un pour transposer la Directive 2000/43/CE relative à la discrimination raciale et l’autre pour transposer la Directive 2000/78/CE sur le secteur de l’emploi.
Or, ce fut autour des deux dates butoirs de transposition seulement que, le 21 novembre 2003, ces deux projets de loi furent déposés à la Chambre des députés, portant les numéros 5248 et 5249.
Si l’idée de transposer chaque directive par une loi pouvait s’entendre en théorie, l’avis du Conseil d’état du 7 décembre 2004 et les autres avis parlementaires4 ne furent pas avares de critiques. En particulier, il fut constaté que le secteur public était indument exclu.
Autre exemple : le Conseil d’état recommanda, en ce qui concerne les motifs de discrimination visés, de compléter les termes « race » et « ethnie », par les termes « de leur appartenance ou non appartenance, vraie ou supposée », pour ne pas laisser supposer que le terme ‘race’, dans le sens d’un groupe supérieur à un autre, ne soit susceptible d’être reconnu par le législateur.
S’ajouta encore la remarque que « la seule affirmation du principe de l’égalité de traitement ne suffit pas pour lutter efficacement contre les discriminations ». Le Conseil d’état regretta « que les procédures à la disposition des victimes pour réclamer leurs droits ne soient pas énumérées ». Il fut encore constaté que l’autorité indépendante de lutte contre les discriminations, pourtant obligatoire, n’avait pas été prévue.
Bref, devant l’impasse que constituait ce projet inachevé et lacunaire, le pouvoir exécutif dut remettre le texte sur le métier. Ce fut fait le 22 novembre 2005 par le nouveau gouvernement issu des élections5. Ainsi, après avoir retiré les deux projets de loi antérieurs, le gouvernement déposa un seul projet de loi fusionné et beaucoup remanié, au numéro 5518.
La sanction du retard par la Cour de Justice et ses suites nationales
La Commission européenne à Bruxelles, gardienne des traités européens et de leur application, finit par s’impatienter, mit en garde le Luxembourg quant à une transposition trop tardive et émit ce qu’on appelle un avis motivé, pour finalement intenter une procédure devant la Cour de Justice des Communautés Européennes pour non-transposition des deux directives dans les délais requis.
Sans surprise, le Luxembourg fut condamné le 20 février 20056 et le 20 octobre 20057 pour retard excessif dans la transposition de la législation anti-discrimination.
Ce ne fut pourtant pas encore la fin des déboires en ce domaine. Le nouvel avis du Conseil d’état du 21 mars 2006 critiqua notamment l’absence inexcusable de la fonction publique du champ d’application de la loi. Malgré les amendements proposés par le gouvernement, l’avis complémentaire de la haute corporation fut cinglant : il refusa de donner son blanc-seing.
Juste avant les vacances d’été, le ministre de la Fonction publique déposa enfin le projet de loi n°5583, modifiant le statut général des fonctionnaires de l’Etat. Trop tard ! Le Conseil d’état refusa la dispense du second vote pour forcer la Chambre des députés à adopter pour la fonction publique les mêmes principes que ceux qui seraient applicables aux employeurs privés.
Comme entretemps un Code du Travail avait été adopté, les dispositions afférentes furent intégrées dans ledit code en ce qui concerne l’emploi privé. L’avis du Conseil d’état du 10 octobre 2006 fut nettement plus positif cette fois, de sorte que la loi du 28 novembre 20068 fut enfin adoptée, suivie de celle applicable aux fonctionnaires étatiques le lendemain, 29 novembre 2006, les fonctionnaires communaux étant également intégrés dans ce dernier texte de loi.
Le Luxembourg avait enfin une législation qui interdisait de discriminer à raison de différents motifs.
2) L’application de la législation anti-discrimination et ses contours
Décrire l’ensemble du contenu de cette législation dépasse bien évidemment le contexte de cet article : nous en décrirons simplement quelques facettes caractéristiques9.
La définition de la discrimination
Les directives ont apporté une définition inconnue auparavant au Luxembourg. La discrimination directe consiste à traiter une personne individuelle différemment (et donc plus mal) qu’une autre personne individuelle qui se trouve dans la même situation ou une situation comparable.
La discrimination indirecte consiste à traiter un groupe de personnes de manière apparemment neutre, mais avec le résultat d’entraîner en réalité un désavantage particulier pour ce groupe. Par ailleurs, l’interdiction du harcèlement discriminatoire a été introduit dans le droit du travail.
Quant aux motifs de discrimination, outre le sexe, les différences de traitement injustifiées sont interdites à raison d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge, d’une orientation sexuelle ou de l’appartenance ou non appartenance, vraie ou supposée à une race ou ethnie données.
Les mécanismes contre la discrimination
La loi introduira encore des nouveautés procédurales, telle que le partage de la charge de la preuve, obligeant celui qui est accusé (dans la procédure civile) de discrimination de devoir prouver qu’il n’en est rien. De même, un recours de type nouveau fut introduit, à savoir une procédure de réintégration spéciale par référé (procédure sommaire rapide).
Le Centre pour l’égalité de traitement (voir page 51) fut enfin créé. Il permet de s’adresser à un organisme spécialisé en la matière en-dehors des tribunaux. Force est cependant de constater que l’impossibilité de porter des affaires devant la justice en fait un organe manquant singulièrement de force de dissuasion.
On constatera encore l’absence de vraie culture juridique de lutte contre les discriminations, aucune affaire d’envergure n’ayant paru devant les tribunaux en la matière depuis l’adoption des lois de 2006. On notera simplement que la Cour constitutionnelle a forgé une jurisprudence relative à l’égalité, mais qui concerne la portée des lois adoptées.
Il faut donc se référer aux seules avancées apportées par la Cour de Justice de l’Union Européenne, transposables également au Luxembourg, telle que l’extension du champ d’application par la discrimination par association, à savoir le constat d’une discrimination par un employeur ayant refusé d’accommoder les horaires de travail d’une mère devant s’occuper de son enfant atteint d’un handicap10.
Discrimination et liberté d’expression
D’aucuns se soucient du fait que la liberté d’expression ne doit pas faire les frais du combat légitime contre les discriminations. Il est vrai que les paroles attentatoires à la liberté et à l’égalité peuvent constituer en droit de la discrimination. Tel est bien ce que la Cour de Justice a décidé à plusieurs reprises, la première fois dans l’arrêt FERYN11.
Dans le code pénal, un chapitre est consacré à tous ces délits d’expression sous le titre « Du racisme, du révisionnisme et d’autres discriminations ». Ainsi les articles 454 et 455 du code pénal répriment notamment, la discrimination raciale. Quant au racisme lui-même, il est réprimé par l’article 457 dudit code.
En réalité, la législation contre les discriminations tente surtout de limiter les actes qui induisent des différences de traitement injustifiées. La lutte contre le racisme et l’antisémitisme participe plutôt d’un exercice que les anglophones appellent hate crime. Faut-il le rappeler, le fait d’offenser des personnes par des paroles préjudiciables ne participe pas de la liberté d’opinion acceptable dans la société : la liberté de l’un (de dégrader par la parole) s’arrête là où celle de l’autre commence (celle d’être respecté). Il est frappant de voir que les tribunaux correctionnels fourmillent d’affaires de personnes ayant posté sur les réseaux sociaux des paroles offensantes à l’égard de quelque groupe que ce soit (religieux, ethnique, national etc.).
Le préjugé en matière de racisme est comme l’indifférence en matière de discrimination : il mine la société de l’intérieur.
Gageons que l’anniversaire des 20 ans de la législation européenne en matière de lutte contre les discriminations sonnera un coup de semonce salvateur dans notre société, visant à mieux prendre conscience de l’apport des autres citoyens, quelque soient leur origine, appartenance ou identité.
- 8 mars 1971, 401 US 424 (1971).
- CJCE, Aff. 80/70 G. Defrenne c Sabena, arrêt du 25.5.1971; CJCE, Aff. C-149/77, arrêt du 15 juin 1978, Gabrielle Defrenne contre Sabena.
- Mémorial A du 15 septembre 1980, p. 1424.
- No 46.452 et no 46.458.
- Elections du 13 juin 2004 ayant abouti à une nouvelle coalition composée du Parti Chrétien-Social et du parti socialiste.
- Arrêt C-320/04.
- Arrêt C-70/05.
- Loi du 28 novembre 2006 portant
1. transposition de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en oeuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique;
2. transposition de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail;
3. modification du Code du travail et portant introduction dans le Livre II d’un nouveau titre V relatif à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail;
4. modification des articles 454 et 455 du Code pénal;
5. modification de la loi du 12 septembre 2003 relative aux personnes handicapées. - Pour une analyse complète, voir l’ouvrage de l’auteur : Echec à la discrimination, Bruxelles, Bruylant, 2008.
- Arrêt de la Cour du 17 juillet 2008, grande chambre.
- Arrêt de la Cour du 10 juillet 2008, affaire C54/07 : un propriétaire de maison avait annoncé qu’il n’accepterait pas qu’un ouvrier maghrébin installe une porte de garage chez lui ; voir aussi l’arrêt ACCEPT du 25 avril 2013, concernant des déclarations publiques d’un dirigeant de club de football excluant le recrutement d’un footballeur homosexuel, Affaire C81/12.
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