Polanski ou la guerre des valeurs

Faut-il séparer l’œuvre de l’artiste ?

Il me semble qu’il n’y a pas de meilleur exemple que l’affaire Polanski pour illustrer le changement social et culturel que nous connaissons actuellement. L’affaire commence en mars 1977 à Los Angeles lorsque Roman Polanski, réalisateur franco-polonais à succès, est arrêté et inculpé d’abus sexuel sur mineur. Sa victime présumée est Samantha Gailey, une jeune fille alors âgée de treize ans, et la justice retient contre lui six chefs d’accusation, parmi lesquels le viol sur mineur, la sodomie, ainsi que la fourniture d’une substance prohibée à une mineure. Après avoir d’abord plaidé non coupable, Roman Polanski finira par signer un accord avec le juge Lawrence Rittenband, et par plaider coupable pour rapports sexuels illégaux avec une mineure, évitant ainsi un procès public.

Il sera condamné à une peine de quatre-vingt-dix jours de prison, le temps qu’une expertise psychiatrique soit réalisée. Il sera libéré après en avoir effectué quarante-sept pour conduite exemplaire. Mais la veille de l’audience qui devait homologuer l’accord avec le juge, celui-ci fera volte-face sous la pression des médias et de l’opinion publique, en estimant que la peine décidée en accord avec le réalisateur était insuffisante. Ayant appris qu’il risquait la peine maximale, Polanski fuit les États-Unis pour la France, un pays qui refuse l’extradition de ses ressortissants et dont il possède la nationalité. Depuis, Polanski se déplace en Suisse et en Pologne, les seuls pays avec la France où il peut circuler librement depuis 1977 (il est toujours considéré comme fugitif par Interpol) et qui refusent son extradition vers les États-Unis.

En mai 2010, une seconde femme accuse Polanski. Il s’agit de l’actrice britannique Charlotte Lewis, qui accuse le réalisateur de l’avoir violée lors d’un casting à Paris en 1983. Elle ne portera pas plainte, mais ira témoigner devant la police de Los Angeles. Un ami auquel elle se serait confiée peu après les faits confirmera son récit dans une attestation transmise à la police. Avec ce témoignage, l’idée selon laquelle le crime qu’il avait commis en 1977 n’était pas isolé commence à se répandre auprès du grand public. En août 2017, une troisième victime accuse Polanski. Elle s’identifie sous le nom de « Robin » et apparait à visage découvert lors d’une conférence de presse à Los Angeles. Elle rapporte une agression sexuelle qui se serait déroulée en Californie en 1973, alors qu’elle avait tout juste 16 ans. Elle se serait confiée à un ami le lendemain de cette agression. Les faits sont prescrits, mais Robin souhaite témoigner lors d’un éventuel procès de l’affaire Samantha Gailey.

En septembre 2017, une quatrième victime accuse Polanski. Il s’agit de Renate Langer, une ancienne actrice et mannequin allemande, qui fait une déposition auprès de la police suisse. Elle aurait été violée à deux reprises par Roman Polanski en 1972 alors qu’elle avait 18 ans, d’abord à la station de ski de Gstaad (Suisse), où le réalisateur possède toujours un chalet, puis à Rome lors d’un tournage. L’affaire sera classée sans suite en raison de l’ancienneté des faits. En octobre 2017, c’est une artiste américaine, Marianne Barnard, qui accuse le réalisateur de l’avoir agressée sexuellement en 1975, alors qu’elle n’avait que 10 ans. Mannequin dans son enfance, elle raconte avoir été conduite par sa mère sur une plage de Malibu, en Californie, pour être prise en photo par le réalisateur. Elle aurait été agressée par Polanski alors que sa mère s’était absentée. En novembre 2017, une cinquième femme souhaitant rester anonyme affirme avoir elle aussi été agressée sexuellement par Polanski en 1976. Les faits se seraient déroulés à Gstaad lors d’un dîner, alors qu’elle avait 15 ans. Ses déclarations ont été recueillies par l’intermédiaire du site internet de Matan Uziel, un journaliste israélien qui dit avoir recueilli quatre autres témoignages de faits similaires qui se seraient déroulés entre 1969 et 1976.

Une affaire de générations ?

Mais c’est en novembre 2019 que le cas Polanski provoque des remous en France, avec le témoignage de la photographe française Valentine Monnier. Celle-ci affirme avoir été violée et rouée de coups à 18 ans par le réalisateur alors qu’elle se trouvait seule avec lui dans son chalet à Gstaad, où elle avait été invitée par une amie de l’époque. Polanski aurait tenté de lui faire avaler un cachet avant de l’agresser sexuellement. Quatre proches auxquels Valentine Monnier aurait raconté les faits corroborent sa version, tout comme deux amis de Roman Polanski qui l’ont recueillie le soir de son agression. À l’instar de toutes les agressions sexuelles qui lui sont reprochées par ses autres victimes présumées, les faits dénoncés par Valentine Monnier sont également prescrits.

Après 42 années de tranquillité et douze victimes présumées au total, il aura fallu la révélation de ces dernières accusations pour que soient entendus les mouvements féministes, qui dénoncent de longue date l’impunité et la mansuétude dont le célèbre réa­lisateur bénéficie. En pleine promotion de son dernier film, J’accuse, sur l’affaire Dreyfus, Polanski a dû faire face au boycott, à la déprogrammation du film dans plusieurs salles de cinéma ainsi qu’à l’annulation des interviews télévisées des deux acteur.rices principaux.ales de son film, Jean Dujardin et Emmanuelle Seigner. Bref, à la désintégration totale de la promotion de son film.

Cette dernière affaire divise le milieu du cinéma, et la France toute entière : d’un côté celles et ceux qui dénoncent les crimes du réalisateur et refusent d’aller voir son œuvre cinématographique, et de l’autre, ceux et celles qui affirment qu’il faudrait faire abstraction des accusations portées par douze femmes. Il faut croire que ces dernier.ères sont plus nombreux.ses, puisque J’accuse est arrivé en tête du Box-Office pour sa première semaine en salles, avec plus de 500.000 spectateur.ices, le meilleur démarrage de toute la carrière de Polanski. Il y a même eu un ancien ministre, Frédéric Mitterrand, pour déclarer sur une grande radio hertzienne que le fait d’aller voir le film ne lui posera aucun cas de conscience « parce que Polanski est un immense cinéaste ».

Mais peut-on réellement dissocier l’artiste de son œuvre ? Existe-t-il une frontière entre l’homme et l’artiste ? Certain.es affirment avec facilité qu’il s’agit d’un combat entre la reconnaissance de la complexité humaine et l’affirmation d’un manichéisme irréaliste. Il suffirait d’entendre et de comprendre l’histoire du monstre pour que son humanité soit révélée, en acceptant l’imperfection de l’âme humaine. Le fond du film serait plus important que la polémique. Mais les choses ne sont pas aussi simples que ça.

La bataille des mémoires

Un article paru dans le journal Libération1, rédigé par un collectif de critiques d’art, relève le fait que, comme toutes les autres activités humaines, l’art n’échappe pas à la réalité des mécanismes de violence et d’oppression qui structurent la société. Il reproduit les mêmes inégalités, c’est-à-dire qu’il rend invisibles les femmes, les personnes racisées ainsi que tou.tes ceux et celles qui font partie de la communauté LGBT+. Le collectif dénonce notamment le traitement réservé aux manifestant.es qui tentaient de bloquer l’accès d’une projection du nouveau film de Polanski, accusé.es de censure alors que le réalisateur bénéficiait jusqu’alors d’une grande bienveillance dans le milieu du cinéma.

Les monuments n’échappent pas à ces dynamiques. Aux États-Unis, le débat opposant militant.es antiracistes et suprématistes blanc.hes autour des statues des soldats confédérés, couve depuis un certain temps déjà. Il est arrivé à son apogée le 12 août 2017, lorsqu’un défilé de néonazis qui refusaient le déboulonnage d’une statue du général Lee s’est soldé, à Charlottesville, par un mort et des dizaines de blessés dans les rangs des contre-manifestant.es délibérément écrasé.es par une voiture. Les conservateurs estiment que le général Lee et d’autres généraux ou figures politiques de la Confédération font partie intégrante de l’histoire de la région et donc du patrimoine culturel et identitaire de ses habitant.es. Ils omettent de mentionner le fait que les 700 statues confédérées2 qui se trouvent sur tout le territoire américain ont pour la plupart été érigées dans les années 1910 et 1920, dans le but de réaffirmer le pouvoir des Blancs3.

Au contraire, les militant.es des organisations de défense des Noir.es américain.es considèrent qu’il est inacceptable que des symboles de la défense armée de ceux qui avaient affirmé la « supériorité » de la race blanche trônent toujours dans les espaces publics américains, plus de 150 ans après la fin de la guerre et l’abolition de l’esclavage. En France, même s’il n’y a plus de rue Pétain, quelques personnages à l’origine de crimes contre l’humanité continuent de donner leur nom à des rues, des écoles ou des monuments. Louis-Georges Tin, le président du CRAN (le Conseil Représentatif des Associations Noires), rappelle que Colbert, dont on peut voir une statue à l’Assemblée nationale, fut aussi l’auteur du Code noir, réglementant l’esclavage.

Un autre exemple éloquent est celui de la fresque de Victor Arnautoff intitulée « Vie de Georges ­Washington », qui orne les murs du lycée George Washington de San Francisco depuis 1936. Cette fresque représente George Washington devant le cadavre d’un Amérindien à terre, ainsi que des esclaves noirs en train de travailler dans les champs de coton sur sa propriété de Mount Vernon. Avec cette œuvre, Arnautoff souhaitait montrer les zones d’ombres au cœur de l’Amérique. Ici aussi deux camps s’opposent, mais au-delà de l’opposition traditionnelle entre conservateurs et militants progressistes. Le premier camp estime qu’effacer la fresque revient à effacer l’histoire, et par extension, notre mémoire collective. Le second souhaite le retrait de la fresque en raison de la douleur morale qu’elle provoque chez certain.es élèves, qui sont contraint.es de la contempler tous les jours et dont certain.es rapportent même devoir baisser les yeux en passant devant elle, pour ne pas voir la représentation des cadavres de leurs ancêtres sur les murs de l’école. Ces militants estiment que le décryptage de l’histoire douloureuse de l’Amérique devrait être réalisé dans l’intimité et la sécurité d’une salle de classe.

Le débat qui existe autour du fait de boycotter un artiste ou non, de retirer la représentation d’une figure historique de l’espace public ou non, et ceci en raison des sentiments que l’un ou l’autre peuvent provoquer chez une partie de la population, pose une question essentielle : Une œuvre d’art est-elle un objet sacré ? Autrement dit, l’art doit-il faire l’objet d’un respect absolu, surpassant toutes les autres valeurs morales ou éthiques ? La réponse à cette question ne va pas de soi. Il s’agit d’une question philosophique, universelle, jamais définitivement résolue, qui nécessite une réflexion et un débat. Il ne s’agit pas de justice ou de prescription, ni de guerre des mémoires. Il s’agit de savoir quelles valeurs une société doit privilégier, mettre au-dessus de toutes les autres, à une époque donnée. À l’heure où la parole des femmes, longtemps étouffée, se libère, à l’heure où les victimes se font entendre et s’organisent, est-il encore possible de considérer que nous naissions avec un programme de valeurs dont l’ordre de priorité est établi à l’avance ?

Les valeurs sont une question de choix

L’étymologie du terme « sacré » prend son origine dans la racine sanscrite SAK, « reliée au domaine et aux objets de la divinité », puis du latin sacer qui est issu du verbe sancire, « rendre inviolable ». Il implique une révérence et une transcendance. Depuis la séparation du religieux et du sacré, ce concept renvoie à ce pour quoi nous serions prêt.es à nous sacrifier4. Dans ce contexte, les défenseur.euses de la séparation de l’artiste et de son œuvre considèrent-il.elles que l’esthétique constitue une valeur sacrée, c’est-à-dire un motif qui pourrait conduire un individu à se sacrifier ?

L’histoire nous montre que les valeurs sont essentiellement acquises, intégrées, assimilées, choisies dans les valeurs du groupe dans lequel nous sommes né.es. A partir de ces critères, nous choisissons, nous émettons des jugements de valeur. Nous mesurons les idées, pour juger, pour mettre sur la balance et peser avec nos valeurs. Les valeurs sont donc universelles, mais chaque culture opère entre ces valeurs son propre tri, en procédant à une hiérarchisation qui lui est propre. Alors que certaines cultures privilégieront la cohésion sociale et l’autorité, d’autres, au contraire, miseront sur l’individu et son esprit critique. C’est l’idée contenue dans le pluralisme des valeurs que le philosophe Isaiah Berlin a été l’un des premiers à théoriser5. Tout comme il existe différentes valeurs qui peuvent entrer en conflit, il existe aussi plusieurs manières de bien vivre. Tout dépend du choix que l’on fait entre ces valeurs, un choix qui comprend un Bien, mais aussi un Mal. Les raisons du choix sont identifiables, mais il n’a aucun fondement rationnel.

Les choix sont donc le résultat d’une évaluation entre des valeurs qui ne sont pas comparables. Même au niveau individuel, on ne peut pas entretenir toutes les valeurs, ni les mettre à égalité. Avec le constat de l’existence d’une pluralité de valeurs en conflit, Berlin avance l’idée que les êtres humains sont au moins en partie créateur.ices de leur vie. Il critique la possibilité de l’existence d’une raison toute puissante, capable de régler toutes nos difficultés morales. Il ne croit pas que tous les malheurs sont le résultat de notre ignorance, de nos erreurs, et qu’il suffirait d’être plus raisonnable pour éviter tous les problèmes. Ainsi, le pluralisme des valeurs de Berlin implique l’existence de conflits moraux sans solution rationnelle unique et définitive. La résolution de ces conflits par les choix radicaux que nous faisons entraîne une construction de soi au niveau individuel, mais aussi collectif.

Dans cette perspective, il n’y a rien d’absolument valable dans le fait de séparer l’homme Polanski du réa­lisateur, ni dans le fait de conserver des monuments malgré la douleur qu’ils peuvent engendrer chez toute une communauté. Notre civilisation se trouve face à un choix dont le résultat dépendra d’une évaluation entre des valeurs qui ne sont ni mesurables, ni comparables. Ainsi, on pourrait estimer, comme Luc Ferry, que « les seuls êtres pour lesquels nous serions prêts désormais, s’il le fallait absolument, à mettre en jeu notre existence, sont d’abord et avant tout des humains, non plus des idéaux politiques ou religieux, mais des êtres de chair et de sang ». Choisir un idéal moral plutôt qu’un idéal esthétique, choisir les êtres de chair et de sang plutôt que la création artistique. Autrement dit, choisir Samantha, Charlotte, Robin, Renate, Marianne et Valentine plutôt que les films de Polanski, et choisir les descendants d’esclaves plutôt que les statues des confédérés.

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