Arno J. Mayer – Briser le silence. Dans l’affaire Günter Grass

forum a publié dans son numéro 321 une contribution de l’historien américain Arno J. Mayer sur la difficulté des intellectuels européens à briser leur propre silence au sujet d’Israël. Ci-dessus, vous trouvez une traduction française de l’originial anglais.

Je n’ai rencontré Günter Grass qu’une seule fois. En avril 1966, la Gruppe 47 fêtait le conclave de son vingtième anniversaire à l’université de Princeton. Grass était un membre de cette association desserrée de romanciers, poètes et dramaturges allemands, déterminés à renouveler la littérature de leur nation et à laver leur langue de la tache nazie. Ils se rencontraient en privé deux fois par an, pendant trois jours, pour lire et critiquer leurs travaux. Leur forum n’avait pas une orientation particulièrement littéraire. Mais, politiquement parlant, à part la condamnation du passé nazi de l’Allemagne, ils avaient juré de soutenir la très jeune République fédérale, même s’ils avaient un versant socio-démocrate. Avec le temps, mais en aucun cas de façon unanime, les membres de la Gruppe 47 ont pris des positions sur des thèmes et des événements contemporains: la guerre d’Algérie; la répression soviétique en Hongrie en 1956; la guerre du Vietnam; la construction du mur; la rébellion des étudiants.

Vers 17h, le jeudi précédant le début de leur rencontre de trois jours à Princeton, j’ai reçu un coup de téléphone de la part de Peter Weiss, l’auteur de Marat/Sade. Un jour plus tôt, seulement, j’avais eu le souffle coupé par l’adaptation en anglais produite par Peter Brook de cette pièce vraiment extraordinaire, inspiré par Brecht et qui allait inspirer Tadeusz Kantor.

J’étais perplexe d’entendre la voix, bien réelle, de mon nouveau héros culturel. Weiss insistait qu’il devait me voir, d’urgence, avant samedi matin. Je répondis que j’étais prêt à le rencontrer à n’importe quelle heure, à n’importe quel endroit. Sur ce, il me répondit que lui et ses collègues étaient toujours à New York et qu’ils n’arriveraient pas à Princeton avant 1h30 du matin, et qu’il espérait vraiment me voir à cette heure impie.

Son désir était pour moi un ordre. Je conduisais jusqu’à l’Holiday Inn sur la Route One, juste en dehors de Princeton. Le panneau d’affichage gigantesque du motel affichait en lettres néon « Welcome Gruppe 47 ». Déjà averti, le portier me dirigea vers la chambre de Weiss. Plus j’approchais, plus les cris provenant de voix discordantes en allemand devenaient bruyants – et cela vers 1h45 du matin. Je frappai, puis martelai à la porte. Immédiatement Peter Weiss ouvrit la porte et me souhaita chaleureusement la bienvenue. Presqu’en s’excusant il me demanda de les supporter, lui et ses collègues encore un peu, assez pour qu’ils puissent finir leur discussion. Avant de recommencer leur match d’engueulades, Weiss me présentait courtoisement Hans Magnus Enzensberger, Günter Grass, et Reinard Lettau, entre autres.

L’invitation de Princeton aux hommes de lettres allemands sous-entendait qu’ils participeraient à une conférence d’une journée sur le thème « L’écrivain dans la société abondante », juste après leur forum de trois jours, qui se tiendrait derrière des portes closes. Mais ce n’était qu’en arrivant à New York qu’ils apprenaient tout sur la nature et le ténor de ce colloque. Les esprits plus critiques parmi eux étaient déconcertés lorsqu’on les informait que le colloque réunirait « une large section de la fondation corporative, des leaders gouvernementaux et pédagogiques ». Toujours avide d’appuyer son excellente réputation, l’université voulait que ses hôtes hors du commun sachent que la nouvelle de leur venue avait généré des demandes par des « représentants de médias américains et d’outre-Mer » pour couvrir les événements, « y compris une demande d’enregistrer la rencontre pour la télévision européenne ».

Quant à « l’échange d’idées » il se concentrerait sur le rôle et la place changeant des écrivains dans la société civile et politique. « Par le passé » leur voix « portait une autorité spéciale », en ce qu’elle « était l’écho de la conscience de la race (sic) et qu’elle a fait avancer les visions selon lesquelles les hommes vivaient ». Par contre « dans notre société les forces sociales et technologiques n’ont pas uniquement compromis le rôle de l’écrivain en tant que modèle et guide, mais l’ont parfois condamné à être ignoré ou ont fait de lui, avec ou sans son accord, un instrument de l’establishment économique ou politique ». En effet, « aujourd’hui il est flatté par les câlineries de son exposition au public et par les récompenses personnelles – cajolé par les appâts de son statut et de sa sécurité ». La question pressante serait de savoir si « ces récompenses subvertissent l’indépendance de perception et le jugement de l’écrivain, ou si elles contribuent à son intégrité et à son aptitude à chercher de nouveaux modes de vie et d’expression situées entre le détachement et la protestation » (italiques par l’auteur).

Peter Weiss, secondé par Enzensberger et Lettau, demandait la permission de suspecter que ce qui leur avait été présenté comme un symposium intellectuel et culturel était en réalité un événement politique et médiatique mal déguisé. Les pires suspicions de Weiss se confirmaient lorsqu’il apprit que William Phillips allait présider la discussion sur « L’engagement sous pression: art ou propagande? », dans lequel il devrait parler. En 1934, Phillips avait fondé la Partisan Review avec Phillip Rahv, le journal officiel du club communiste John Reed. Il a édité ce journal de littérature, d’art et de politique tout en étant le secrétaire du club. Deux ans plus tard pourtant, Phillips et Rahv ont déserté le communisme et la Partisan Review est restée silencieuse jusque vers la fin 1937. En ce moment, les éditeurs l’ont transformée en un des organes-maison des anti-staliniens obsessionnels étant donné que Phillips et Rahv étaient des figures emblématiques procurant de l’espace pour toutes sortes de crâneurs gauchistes qui se prenaient pour des conducteurs intellectuels ou des renégats pour lesquels le dieu avait failli. Au début des années 1950, la Partisan Review préférait s’acharner sur les victimes suspectées d’activités non-américaines (un-american) plutôt que de critiquer la montée et les ravages du mccarthyisme. Et à ce moment de l’histoire, les éditeurs, les contributeurs, ainsi que les proches de la Partisan Review – tout comme ceux d’une flopée de magazines apparentés à travers le monde – participaient par réflexe et de façon pseudo innocente à la croisade anti-communiste du Congress for Cultural Freedom, subventionnée et surveillée par l’Etat.

Le bruit et les hurlements dans la chambre de motel s’articulaient autour du désaccord entre les membres de la Gruppe 47 qui préféraient fermer l’œil sur les fausses prétentions du symposium et ceux qui étaient déterminés à ne pas accepter l’affront, même si ce dernier n’était pas intentionnel. Weiss, Enzensberger et Lettau ont dit clairement qu’ils ne pourraient pas s’arranger avec leur conscience et participer à la conférence politiquement chargée qui devrait avoir lieu lundi, sans exprimer leur solidarité avec les dissidents contre la guerre au Vietnam de Princeton. La plupart de leurs collègues ne voulaient pas entendre parler d’une telle démarche. Günter Grass, leur porte-parole en chef, s’exprimait de la façon suivante: « On ne crache pas dans la soupe de son hôte ». En tant qu’admirateur passionné de la Blechtrommel et de Hundejahre, et de ses engagements politiques, même si, à mon goût, ils me semblaient un peu trop prudents, je languis en voyant Grass quitter la pièce en un coup de vent.

Une fois seuls, Weiss ne prenait pas de détour: « Tu dois organiser un teach-in, sinon quelques-uns de nos membres ne vont pas uniquement boycotter les lectures, mais la conférence toute entière ». Même s’il demandait l’impossible, en un si court laps de temps, je promettais de mettre en mouvement ciel et terre.

Vers midi, je présentais à Peter Weiss un projet de teach-in sur « Vietnam: Un forum international », qui serait tenu mercredi soir. Pour commencer, Stuart Hampshire, un citoyen britannique, donnerait une explication philosophique à cette occasion inattendue, mais providentielle. Les autres intervenants seraient: Susan Sontag, Eric Bentley, Leslie Fiedler, Peter Weiss, Reinhard Lettau, Hans Magnus Enzensberger.

Avec l’aide du Daily Princetonian et du SDS (Etudiants pour une société démocratique) la nouvelle embrasait vite le campus et au-delà. En même temps, une rumeur crédible circulait, selon laquelle, certains doyens de l’université – pour éviter un brouhaha politique – cherchaient un moyen d’annuler la conférence, sans gêner les invités de Princeton et faire apparaître l’université sous un mauvais jour. Mais il était bien trop tard…

Mercredi soir, il n’y avait plus de place assise dans McCosh 10, le deuxième amphithéâtre le plus grand de l’université. Venant de terminer la lecture de Moral Indignation and Middle Class Psychology (1964) de Sven Ranulf, Susan Sontag suggérait que « l’indignation ne suffisait pas ». Je ne me rappelle plus des directions que les autres interventions prenaient. Mais je me souviens clairement du point essentiel des premières remarques de Peter Weiss. Il prétendait qu’il devait s’associer à la résistance anti-Vietnam américaine, parce que « nous, en revanche, aurions besoin de votre aide pour empêcher la Bundeswehr allemande, fier membre de l’OTAN, de se procurer les armes nucléaires et des missiles de moyenne portée ». Exactement à cet instant, Günter Grass, le col de son trench-coat relevé et son chapeau lui couvrant partiellement le visage, entrait par la porte centrale de derrière dans l’auditoire. Il le quittait en catimini quand Weiss prononçait ses dernières paroles.

Pourquoi cette longue megillah? Günter Grass a été – et l’est toujours – un homme versatile et, en tant qu’adulte, un homme indépendant. Certes, le fait qu’à l’âge de 17 ans Grass ait été enrôlé dans une division anti-aérienne de la Waffen SS reste pour certains un péché impardonnable. Pourtant, par la suite, il est devenu l’auteur de Die Blechtrommel (1959), en grande partie rédigée à Paris, et de Hundejahre (1963). Dans les deux romans saturés d’histoire, il s’est débattu avec le problème de la collaboration et de la résistance sous le régime nazi, sans un iota de sympathie, ni d’exonération pour le troisième Reich. Il parlait de lui-même comme de quelqu’un appartenant à la « génération Auschwitz, sûrement pas en tant que criminel, mais situé dans le camp des criminels ». Et jugeant à partir de son œuvre littéraire et ses engagements politiques fermes, Grass ne pouvait, ni ne voulait penser la République fédérale allemande comme une conception immaculée, soulagée des fardeaux et nettoyée des péchés du passé barbare et honteux de l’Allemagne. Dans Die Blechtrommel, Hundejahre et Tagebuch einer Schnecke (1972), il explore les horreurs de la deuxième guerre mondiale, en incluant la persécution des juifs. Plutôt que de réduire l’énormité du Judéocide à des concepts froids et abstraits, ou en le quantifiant à outrance, il essaie de capturer son inhumanité humaine en racontant la destruction de la synagogue et l’expulsion des juifs de Danzig, sa ville natale, par les nazis.

Grass lui-même prétendait que sa fiction narrative fonctionnait « de bas en haut », et cela largement parce qu’il n’écrivait pas « à partir de la position du vainqueur » – il avait lu Walter Benjamin – et ne voulait pas écrire « au-dessus de la tête des gens ». En effet, Grass ne donnait pas voix aux personnes « qui faisaient l’histoire », mais à ceux qui « à qui l’histoire arrive »: ceux qui sont « victimes et coupables ; opportunistes et compagnons de voyages, ceux qui sont poursuivis ». Comme Brecht, il suivit dans les pas du Simplicissimus (1668) de Grimmelshausen. Tandis que Grimmelshausen était trempé dans les horreurs de la guerre de Trente Ans du XVIIe siècle (1618-1648), Grass était immergé dans la guerre de Trente Ans du XXe siècle (1914-1945) – les deux conflits les plus barbares et destructeurs de l’Europe. En effet, Oskar Matzetrath, le protagoniste principal de Die Blechtrommel, est l’âme sœur de Simplicissimus, d’autant plus que les histoires, qui sont des fables réalistes, des deux sont sous-tendus de satire caustique et de scepticisme qui parlent souvent en langues fourchées.

Outre le fait que les premiers « romans » de Grass, notamment Die Blechtrommel, étaient peu à peu reconnus en tant que classiques de la littérature après-guerre européenne, il devint assez vite un des intellectuels allemands les plus entendus et le plus controversés de l’arène publique. Dans ses paroles, il était plutôt un libre-penseur qu’un partisan instinctif de la social-démocratie allemande d’après-guerre, soutenant une approche graduelle et modérée. A cette époque, et pour presqu’une dizaine d’années, il écrivait la plupart des discours de Willy Brandt. Avec le temps, il devenait de plus en plus critique par rapport au soutien aveugle de l’Allemagne, mais aussi du SPD à la guerre froide orchestrée par les Etats-Unis et par rapport à la course aux armements qui s’y rattachait. Précédemment, Grass était tout sauf un supporteur de la vision du monde à l’origine des interventions de Weiss, Enzensberger et Lettau à Princeton. Mais ayant appuyé la révolte étudiante en Allemagne de 1966-1968, il s’opposait, à ce moment, au déploiement d’armes nucléaires et de missiles de portée intermédiaire en Allemagne voulues par l’OTAN. Il critiquait également la politique américaine au Nicaragua et à Cuba. En somme, il était en phase avec la majorité de la gauche européenne qui, dans une approche empoussiérée à la Bandung, essayait de trouver en vain une troisième voie entre les deux superpouvoirs et leurs système socio-économiques respectifs. Tandis que Grass soutenait la Ostpolitik de Willy Brandt, il craignait qu’une réunification des Allemagnes pilotée par l’Ouest conservateur ne cachait pas seulement le risque d’une renaissance d’un pouvoir militaire en Europe centrale, mais endommagerait sérieusement la culture vive en Allemagne de l’Est et inféoderait son économie en développement. Il plaidait pour une Europe social-démocrate plutôt que pour une Europe prospère mais prise en otage dans un monde occidental néolibéral et capitaliste.

Le Günter Grass du poème politique « Was gesagt werden muss » (2012) est insulté et démonisé non seulement comme antisémite et anti-israélien, mais aussi pour avoir osé penser et parler hors du paradigme de la guerre froide. Comme Sartre, mais sans jamais devenir gauchement et passagèrement un « compagnon de route » du communisme ou du Kremlin, Grass persistait à dire la vérité au pouvoir et à chercher cette toujours insaisissable troisième voie. En même temps, après avoir été diffamé en tant que collaborateur, Sartre a aussi été attaqué pour ses Réflexions sur la question juive (1946) et le numéro spécial de 1967 de la revue Temps Modernes sur « Le conflit arabo-israélien ».

Est-ce vraiment trop demander ou attendre des détracteurs de Grass de se rappeler qu’en décembre 1970 il était avec Willy Brandt à Varsovie, quand le chancelier allemand s’est agenouillé devant le monument pour les héros et les victimes du tragique soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943? Selon toutes les apparences, Brandt est tombé à genoux spontanément, en silence, la tête baissée et les mains pliées : il s’agissait d’un acte de contrition publique et collective. A cette époque, 40 pour cent des Allemands adultes considéraient le Kniefall de Brandt comme exagéré, voire humiliant. Trente ans plus tard, en décembre 2000, Günter Grass était à nouveau présent quand le chancelier allemand Gerhard Schröder et le premier ministre polonais Jerzy Buezk dévoilaient une statue de Brandt sur la place Willy Brandt sise dans un coin du parc qui héberge le monument des héros du ghetto. Entretemps, presque toute l’Europe avait reconnu l’authenticité et l’impératif moral du geste spontané et silencieux de Brandt.

On n’a pas besoin d’être un antisémite ou un juif qui se déteste pour questionner la sagesse de la poussée de la politique israélienne à un moment où non seulement le grand Moyen-Orient mais le système mondial est en mutation précipitée. Peut-être que le cri d’alarme (en français dans le texte)  de Grass sur la confrontation israélo-iranienne explosive aurait provoquée moins de dégâts, s’il l’avait formulée sur un ton satirique comme dans The Mouse That Roared ou Dr. Strangelove or: How I learned to Stop Worrying and Love the Bomb. Mais, conscient de l’ambivalence de la satire cynique, le style de Grass – dans l’arène politique – a toujours été aussi prosaïque que direct. Presque tout ce qu’il dit de la danse de mort israélo-iranienne ou de leur confiance dans leur destruction mutuelle, a été dit auparavant par d’autres intellectuels publics, et beaucoup plus encore pensaient la même chose, en silence, pour eux-mêmes. Evidemment. Grass n’est pas le seul à considérer qu’il courait le risque – en calculant avec son origine, sa nationalité, sa confession ou son statut social – d’être suspecté ou diffamé en tant qu’ennemi d’Israël ou antisémite, puisqu’il n’avait pas le droit de parler honnêtement de cette affaire exceptionnellement sensible.

Vu qu’aucun journal américain voulait publier l’article, je m’adressai au Monde, qui l’imprima le 5 juin 2001. Vu que j’étais en France à ce moment, Pierre Bourdieu m’invita à déjeuner avec lui. A peine attablés à la brasserie Bofinger, à côté de la Bastille, Pierre – qui avait lu l’article – déclara que sans doute je pourrais imaginer ce qu’il écrirait à ce sujet si son nom était « Bourdovski, et non pas Bourdieu ». Dans notre discussion sur les risques du silence sur l’imbroglio israélo-arabe, il me raconta qu’un peu avant sa mort, Georges Duby, son collègue au Collège de France, avait confessé regretter amèrement que pendant sa longue carrière académique, ceci était le seul sujet qu’il ne pouvait ni aborder ni discuter avec ses collègues juifs.

Le soir suivant, je dînais chez un couple juif, tous les deux forts partisans d’Israël, même si la femme semblait un peu moins catégorique. Pendant notre conversation animée, Régis Debray, le seul autre invité, y participa activement. Plus tard dans la soirée, vu qu’on ne vivait pas éloignés l’un de l’autre, Régis Debray et moi partagions un bout de chemin, lui poussant son vélo de sa main droite. Presque instamment Debray se mettait à évoquer le problème du « silence » dans presque les mêmes termes que Bourdieu, insistant qu’une chose était d’en débattre candidement autour d’une table de dîner, comme nous venions de le faire, mais que de le faire en public était tout à fait autre chose.

Quelques cinq années plus tard, en octobre 2006, le président Jacques Chirac demanda à Régis Debray d’étudier et d’observer de près les problèmes et les possibilités d’une coexistence « ethnoreligieuse » au Moyen-Orient et plus spécifiquement en Terre Sainte. Presque quatre mois plus tard, il rendait son rapport, avec une partie séparée sur l’impasse israélo-arabe. Il insista avant tout sur « une annexíon programmée à moyen terme ( trente ans) » à avec la croissance exponentielle du nombre de colonies et de colons. En poussant son analyse, Debray concluait que « de 1994 à 2000, le nombre de colons juifs dans les territoires palestiniens avait effectivement doublé. Depuis les accords dOslo (1993) autant dIsraéliens se sont implantés en Cisjordanie que durant les vingt-cinq années précédentes. » Debray notait que la croissance accumulative des colonies était encouragée par « l’obsession sécuritaire » d’Israël, dont les dirigeants considéraient que « les frontières stratégiques se trouvent sur le Jourdain ». Et que tout indiquait leur détermination à atteindre ce but en utilisant la tactique diplomatique du « fait accompli », que ce soit par fair-play ou non. Il y ajouta que « les bases physiques, économiques et humaines dun „Etat palestinien viable“ sont en voie de disparition » de sorte que la « solution des deux Etats (….) le territoire partagé entre deux foyers nationaux, l’un plus petit que l’autre, démilitarisé, mais souverain, viable et continu, » ressemblent désormais à « des mots creux à écrire au futur antérieur. ».

Régis Debray pensait avoir brisé son silence. Mais finalement, ses conclusions étaient trop extrêmes et ses mots trop directs pour que le pouvoir rende public son protocole. Et puis, le 16 mai 2007, Nicolas Sarkozy succéda à Jacques Chirac à l’Elysée. Plutôt que d’accepter d’être muselé et de continuer de tenir sa langue, Debray se mit à écrire un livre sur ses missions qu’il dédia à Chirac – et à François Maspero. Publié en 2008, le titre du livre portait son écriture: Un candide en Terre sainte. Il raconte l’histoire du pèlerinage séculaire de Debray sur les traces de Jésus, comme Maspero le lui avait suggéré. Mais alors que Jésus traversait la Judée et la Galilée bibliques, le voyage de Régis Debray l’emmena à Tel-Aviv, Jérusalem, Ramallah, Gaza, Bethlehem et Naplouse ainsi qu’en Jordanie, Egypte et en Syrie. Pour son passage, il a dû se procurer des visas, passer des check points et contourner des murs. Sa chronique ingénieuse est ponctuée par la satire cynique du Simplicissimus de Grimmelshausen, du Candide de Voltaire et de la Blechtrommel de Grass.

Mais Debray casse la volte de son style littéraire et philosophique quand il prend à bras le marécage israélo-arabe, jusqu’au point où le contrepoint optimiste disparaît. Il documente l’expansion coloniale israélienne contrôlée par le tout-sécuritaire et encouragée par l’Occident, l’érosion de ses vocations socialistes et séculaires et l’établissement d’un contrôle souverain sur Jérusalem. Dans sa lecture, ce développement est en même temps cause et effet d’une peur mutuelle et d’une victimisation compétitive entre Israéliens et Palestiniens – les premiers enflammés par le souvenir érigé au rang de culte de l’Holocauste, les autres par celui de la Naqba. En tant que chrétien non-croyant n’ayant actuellement « d’autre religion que l’étude des religions», Debray questionne et craint pour la viabilité à long terme du « vaillant petit Etat hébreu », même avec des frontières qui s’étendent jusqu’au Jourdain et le soutien des Etats-Unis et de l’Union Européenne. Et cela parce qu’Israël, de loin le parti le plus fort, porte une lourde responsabilité dans l’éviscération du processus de paix, la négation de la solution à deux Etats et la paupérisation des Palestiniens sur « un territoire en voie d’annexion admettant trois ou quatre bantoustans arabes (Jénine, Ramallah et Jéricho) ». Grass et Debray sont très similaires, même si une génération les sépare. Né en 1940, Debray a été épargné les expériences conscientes de la défaite française, du régime de Vichy et de l’Occupation allemande. Pour les deux, briser le tabou sur le suppurant conflit israélo-arabe était une conséquence naturelle de leur raison d’être d’intellectuels publics sur le mode sartrien, excepté qu’ils n’ont pas brûlé tous les ponts qui les reliaient aux institutions régnantes de la société civile et politique.

Dans les années 1960 et 1970, Debray est apparu comme un des jeunes intellectuels français les plus talentueux et perspicaces. Ses parents avaient été dans la Résistance, son père était devenu un avocat connu et sa mère était membre du Conseil de la ville de Paris. Régis a fait ses études à l’élitaire Ecole normale supérieure pendant la première moitié des années soixante. Spécialisé en philosophie, il s’inspirait avant tout de Louis Althusser, le singulier marxiste structuraliste et gramscien. Mais Debray était aussi attentif aux écrits de Sartre et à ses interventions politiques. Il fit ses premiers pas en « politique » pendant la guerre d’Algérie. 1961 n’était pas seulement l’année de publications de Les damnés de la terre de Frantz Fanon, avec l’introduction de Sartre qui parlait du problème de la violence anti-coloniale, mais aussi de l’invasion avortée de la baie des cochons, pilotée par les Etats-Unis. La violence répressive et impérialiste en Algérie et à Cuba encourageait l’attention et l’opposition contre la domination continue ou renouvelée du « Premier » face au « Tiers » Monde.

En 1959, il passait quelques semaines à vivre en direct la révolution cubaine naissante et à en témoigner. Il était impressionné par le commandement de Castro et à la suite de son retour en France il rejoignait le Parti communiste, pour une période qui se révélera un enchantement de courte durée. Converti au tiers-mondisme (en français dans le texte) émergeant, Debray voyageait, entre 1963 et 1964, pendant une année et demie à travers presque tous les pays de l’Amérique latine – excepté le Paraguay. De retour à Paris en 1965, il écrivait une analyse qui se voulait indépendante, influencée par la conception de l’art de la guérilla de Che Guevara, de ce qu’il avait vu et appris sur place: « Le castrisme: la longue marche de l’Amérique latine ». Ce n’est pas un hasard si son essai a été publié dans la revue Les Temps Modernes de Sartre.

El Che, l’assistant de Castro, quitta Cuba vers la fin 1966 afin de conseiller et de se battre aux côtés des forces de guérillas en Bolivie où Régis Debray le rejoignait en mars 1967. Apparemment, il était venu en tant que journaliste. Peu après s’être aventuré dans une zone isolée dans les montagnes des Andes où se déroulaient des opérations de guérilla, Debray, ensemble avec deux autres journalistes, était arrêté et capturé par les services de sécurité boliviens qui coopéraient avec la CIA. Il a été inculpé de collaboration avec une bande de guérilleros et d’avoir été l’agent de liaison entre Fidel Castro et Che Guevara. On dit aussi qu’il a été enfermé au secret et torturé avant d’être condamné à 30 ans de prison.

La détention brutale, l’accusation falsifiée et finalement le jugement sévère provoquèrent l’indignation générale et des protestations au plus haut niveau à travers le monde « avancé » en faveur de Régis Debray. Non seulement Jean-Paul Sartre, André Malraux, Bertrand Russell et Robert Russell parmi beaucoup d’autres personnes célèbres faisaient entendre leurs voix, mais même le président Charles De Gaulle et le pape Paul VI, par des voies détournées, plaidaient la clémence auprès du gouvernement bolivien et pour un procès juste pour le franc-tireur intellectuel et politique de 26 ans.

En grande partie grâce à cette campagne, Debray fut libéré après trois ans de captivité, en 1970. Toujours prêt à continuer son combat, il alla au Chili pour une nouvelle étape de la « longue marche de l’Amérique latine », Salvador Allende, un marxiste démocrate, venait d’y être élu président. Debray mena plusieurs entretiens, non seulement avec Pablo Neruda, mais aussi avec Allende, qui était sévèrement attaqué pour sa politique sociale et économique progressiste. Debray ne quittait le Chili qu’après le coup instigué par les Etats-Unis et mené par le général Augusto Pinochet, qui renversait le gouvernement Allende et le suicide désespéré de Salvador Allende.

Entretemps, Debray avait écrit et publié Révolution dans la Révolution?, une analyse largement discutée et critiquée de la raison et des stratégies des bouleversements violents de l’extrême gauche en Amérique latine. A la base, il s’agissait d’une expansion de son article sur le castrisme, qui avançait une critique de la prescription marxiste-léniniste pour la révolution combinée à une appel de contrer les l’extension impériale des Etats-Unis en Amérique latine. Peut-être que dans l’esprit de la conférence des nations africaines et asiatiques de Bandung de 1955, Régis Debray cherchait une voie progressiste, voire révolutionnaire de libération nationale indépendante de Moscou et de Washington.

Debray argumentait que, pour continuer la « longue marche », la gauche latino-américaine dans son ensemble, avait besoin de prendre modèle sur l’insurrection cubaine de 1953 à 1959 plutôt que sur celle de Petrograd de 1917. En Russie, et même en Chine, le prolétariat s’était révolté, guidé par l’avant-garde du parti communiste. A Cuba, le soulèvement fut conduit par de petites bandes de guérilleros locales issues du milieu rural, souvent sans meneur, qui se transformaient en une armée de paysans exploités qui gagnaient le soutien des paysans en combattant et mettant dans leur poche les forces militaires et policières du gouvernement pourtant mieux organisées.

Bien sûr la froide réalité contrecarra le carnet de route de Régis Debray. Pour survivre à la pression de Washington, Castro se tourna vers Moscou, en jugeant que, vu les résultats obtenus en Bolivie et au Chili, la « longue marche » ressemblait plutôt à autant d’étapes sur le chemin de la croix. Tout cela transpirât sur l’arrière-fond et dans le contexte de la Guerre froide militaire, économique, sociale et culturelle. Après tout c’était l’époque de l’exécution de Lumumba, du mur de Berlin, du printemps de Prague, de la guerre du Vietnam, de la condamnation à la prison à vie pour Mandela et de la guerre israélo-arabe du Kippour.

Bien sûr que Debray, à la différence de Grass, avait manqué la révolte estudiantine de mai 68. Celle-ci avait débuté à Paris par une manifestation spontanée et sans meneurs pour soutenir les Vietnamiens au début de l’offensive du Têt. La répression policière brutale et le gonflement des protestations des étudiants provoquaient le large soutien des cols blancs et bleus, soutien qui, assez vite, prenait la forme de grèves sauvages et d’occupations des grandes usines à travers tout le pays. Au début, les meneurs du Parti communiste français, froissés d’avoir été dépassés à leur gauche, décidaient de rester en marge du mouvement. Mais une fois que le parti et les syndicats affiliés se mêlaient à la bagarre, il n’ont pas seulement contribué à une radicalisation et une amplification de la révolte, mais aussi à l’effroi d’une large frange d’activistes et de sympathisants qui encore hier avaient critiqué les communistes pour leur inertie.

Précisément parce que la révolte étudiante transeuropéenne et les insurrections de paysans en Amérique latine étaient prises entre la Scylla de la spontanéité et la Charybde de l’organisation, Debray – désenchanté par ce qui était arrivé à Cuba, en Bolivie et au Chili – il adoptera a posteriori une vue sombre sur mai 68. Il en venait à concevoir mai 68 comme ayant semé les graines de l’ultra-individualisme compatible avec la croissance exponentielle du capitalisme néolibéral à l’américaine.

Tout de même, Debray ne permettait pas à ce que Max Weber aurait appelé « le désenchantement du monde » à le propulser aux rangs de ceux pour qui « le dieu a failli ». Plutôt, il cherchait à faire avancer son tiers-mondisme indélébile quoique admonesté dans les couloirs du pouvoir. En 1981, à la suite de l’élection de François Mitterrand en tant que premier président socialiste de la Cinquième République, Debray devenait un de ses conseillers officiels pour la politique extérieure et écrivait certaines de ses interventions. Mitterrand restait le Willy Brandt de Debray jusqu’en 1988, pendant un premier mandat qui fût marqué par des réformes démocratiques, économiques, sociales et culturelles. Le poids réel de l’influence de Debray sur Mitterrand – et celle de Grass sur Brandt – reste à être déterminé.

Mais Debray aurait aussi bien pu parler en faveur de Grass, quand il insistait que peu importaient ses fausses conceptions et ses espoirs ruinés, sa « sensibilité » (en français dans le texte) l’avait gardée aux côtés des inconnus, des défaits, des occupés, les Haïtiens, les Palestiniens, les Latinos en dépit de sa conscience de la capacité des oppressés à devenir à leur tour des oppresseurs. En plus, vu qu’il lui reste peu de confiance dans les systèmes totalitaires, Debray prétendait qu’il se concentrait actuellement sur les détails, fragments et développements ce qui voulait dire qu’il se sentait assez proche de Walter Benjamin.

Avec le temps, il n’y avait qu’un méga-problème qui pesait sur l’esprit de Debray: le rôle et la nature du sacré dans la société civile et politique. Son immersion intellectuelle et politique dans les problèmes du « Tiers Monde » pendant ses lointains voyages lui avaient donné un aperçu surplombant le reste: « L’islam est la seule chose que l’Occident n’a pas réussi à détruire en Orient – regardez l’Algérie, l’Iraq et l’Afghanistan ». Pour lui, même s’ils avaient essayé, les colons ne pouvaient pas affecter une façon de manger et de s’habiller, une langue ou un calendrier  qui sont les chaînes et les tissus de « l’identité ». Et sa « barricade » est renforcée par le sacré, sans lequel « il ne peut y avoir de collectivité ».

Debray distingue entre un sacré religieux et profane. Le premier étant bien mieux conceptualisé et compris, il se concentre sur le second, qui a, avant tout, une fonction de maintien d’ordre. Le sacré profane « nous parle hiérarchie, respect, institution », et en tant que tel « il nous vient d’en haut – armée, Eglise, Etat. ». Debray évoque la flamme mémorielle du soldat inconnu, le mausolée de Lénine, le mausolée de Mao et le mausolée de Mustafa Kemal Atatürk. Pour expliciter sa thèse que dans les temps modernes le sacré est fabriqué sur et par le profane, il note que dans l’Europe déchristianisée et sécularisée du XXe siècle, le sacré sociopolitique a atteint un apogée sous le fascisme et le communisme, deux religions sécularisées.

Se tenant sur les épaules de Gramsci, Debray est parti explorer les mécanismes de l’établissement et du maintien de l’hégémonie culturelle dans laquelle le sacré joue un rôle essentiel. Tandis que Gramsci avait ouvert de nouvelles voies avec son analyse du rôle critique des intellectuels, Debray place l’accent sur les voies et les moyens de la transmission et de la diffusion des croyances, valeurs et lexiques hégémoniques. En homme de son temps, il se concentre sur les médias invasifs et omniprésents qui « attrapent » et séduisent les intellectuels, en resserrant l’air et l’espace pour les intellectuels critiques, parmi lesquels, d’outre-tombe, Sartre se reconnaîtrait.

Le fait que des intellectuels critiques comme Günter Grass et Régis Debray aient gardé le silence sur le conflit israélo-arabe pendant aussi longtemps, est très parlant. Peut-être est-ce parce que, à la différence de Jean-Paul Sartre, aucun des deux n’avait choisi ou osé la sécession avec l’establishment. Mais peu importe la raison, une fois que ces goyim avaient décidé de parler, ils n’étaient pas motivés par un antisémitisme latent ou manifeste ou par une animosité anti-israélienne. Certainement, je ne peux pas imaginer Ahad Ha’am, Theodor Herzl, Martin Buber, Judah Magnes, Ernst Simon et Yeshayahu Leibowitz – et leurs descendants récessifs et silencieux – ne serait-ce qu’envisager une telle pensée. En tout cas, honi soit qui mal y pense.

(Traduction : Luc Caregari. Septembre 2012)

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