La « Niddeschgaass » de Dudelange, une artère commerciale à l’heure des Trente glorieuses.
par Antoinette Reuter
Depuis la mi-mai, le tout Bassin minier culturel vit à l’heure du « 2e festival de la culture industrielle et de l’innovation »[1]. Le thème fédérateur retenu par la Fondation Bassin minier pour l’édition 2016 est celui de l’évolution des paysages urbains et industriels suite au déclin de la sidérurgie. Assez paradoxalement, un des projets qui répondent le mieux à la problématique soulevée n’est pas parmi les initiatives mises en œuvre en vue de cette manifestation. L’exposition « Niddeschgaass »[2], qui retrace actuellement à l’hôtel de Ville de Dudelange l’histoire de la principale artère commerciale de la Forge du Sud, trouve en effet ses origines bien en amont du festival. Elle représente la première concrétisation d’une initiative annoncée par les édiles actuels lors de leur entrée en fonction, à savoir l’intention de confier régulièrement à des chercheurs des études sur diverses réalités dudelangeoises.[3]
À la base de l’exposition se trouve en effet une enquête orale menée par l’historienne Laure Caregari, démarche complétée par des recherches en archives[4]. D’un commun accord, commanditaire et enquêteuse ont décidé de privilégier chronologiquement les « Trente glorieuses », cette période faste liant les années de la reconstruction de l’après-guerre à celles de l’émergence de la crise sidérurgique. La chercheuse reste ainsi dans un contexte de mémoire vive. La collecte a d’autre part été limitée à la « Niddeschgaass » pour conférer une unité spatiale à la démarche. Ces choix se sont avérés, en fin de parcours, très judicieux. En effet, l’image de la ville qui ressort du travail a de quoi surprendre même celles et ceux qui croyaient bien connaître l’histoire de Dudelange en particulier et du Bassin minier en général.
Trois aspects de l’étude de Laura Caregari paraissent particulièrement novateurs et seront abordés dans le présent article : l’attention portée aux classes moyennes d’une ville industrielle, la révélation des circulations et mobilités urbaines entre centre et périphérie, ainsi que la mise en évidence du travail féminin dans l’environnement très masculin des « hommes du fer ».
Les classes moyennes
Au Luxembourg, les classes moyennes ont en général suscité peu d’intérêt en matière de recherche. Ceci paraît d’autant plus étonnant qu’en politique, un ministère spécifique leur est traditionnellement réservé. Il est vrai qu’il s’avère assez difficile d’appréhender une réalité sociale dont les contours semblent fluctuer selon le contexte et l’époque choisie. On peut admettre que dans les villes industrielles du Bassin minier, les classes moyennes se se confondaient d’un point de vue historique avec le milieu commerçant, alors que les représentants des professions libérales (notaires, médecins, …) ou académiques (professeurs) ainsi que les cadres de la sidérurgie (ingénieurs, …), formaient les élites[5].
Au sujet des commerçants de Dudelange, Laure Caregari nous révèle que tout comme la population ouvrière, la population commerçante n’était généralement pas « autochtone », c’est-à-dire issue de la population locale, mais venue d’ailleurs. Elle provenait non seulement des cantons à prédominance rurale du Grand-Duché, des régions frontalières (Allemagne, Belgique, France), mais aussi de contrées lointaines, à l’image de celle du quartier « Italie ». Pour les commerçants issus de la Péninsule, l’installation dans l’artère la plus prestigieuse de Dudelange représentait une promotion qui ne devenait possible que pour la 2e ou 3e génération. Avant d’accéder au centre-ville, il fallait éprouver d’abord ses compétences dans le commerce de proximité dans l’un des quartiers ouvriers périphériques (Schmelz, Italie)[6].
Très étonnant paraît le maintien de liens avec le monde rural ou encore les réseaux familiaux excentrés, qui continuaient pour certains commerces à fonctionner comme source d’approvisionnement ou de main-d’œuvre. Il s’agit de pratiques bien connues des chercheurs en histoire moderne (XVIe – XVIIIe s.), mais que l’on ne s’attendrait plus à voir actives au cours des « Trente glorieuses ». Les connexions avec le monde de l’usine sont moins surprenantes, car mieux connues ; certains commerces étaient tenus par des épouses d’ouvriers ou d’employés de l’ARBED, qui contribuaient au revenu des ménages.
Autre spécificité évoquée : l’abstinence politique que s’imposèrent les commerçants de Dudelange, afin de ne pas s’aliéner une fraction de la clientèle. Ils avaient certes leurs idées, souvent bien arrêtées d’ailleurs, mais évitaient de mettre celles-ci en pratique[7]. Il s’agit ici d’une constellation assez différente de celle évoquée par Fabian Trinkaus pour l’entre-deux-guerres, où les relations entre le monde commerçant et la municipalité étaient souvent houleuses[8]. Il est vrai qu’à l’époque, le monde commerçant, pris entre les initiatives commerciales concurrentes des syndicats et du patronat, particulièrement actifs à Dudelange, devait lutter âprement pour s’en sortir.
Entre centre et périphérie
Au sujet des effets circulatoires entre les quartiers périphériques et le centre, déjà évoqués au niveau des biographies commerçantes, il convient d’ajouter que ces transferts dans l’espace étaient accompagnés d’une forme de mobilité sociale. Ce fut le fameux ascenseur qui mena la 3e génération issue de la boutique hors du contexte marchand.
La circulation observée chez les tenanciers des commerces se retrouva au niveau de la clientèle : dans l’espace urbain, le centre développa les contacts avec la périphérie. Si la population ouvrière trouvait dans ses quartiers de résidence de quoi assurer son quotidien, elle se rendit au centre dès lors qu’elle avait besoin d’achats plus spécifiques, le centre étant à portée de vélo ou se trouvant sur le chemin du travail. Les commerçants du centre s’adaptèrent à la clientèle des périphéries : ils proposaient des produits utiles aux ouvriers et les maroquineries ne vendaient plus que des sacs pour dames, mais produisaient des sacoches vélo ou des cartables où l’on pouvait ranger la gamelle et le thermos pour la pause à l’usine. Les horaires se calquaient sur le rythme des trois-huit à l’usine : on déposa les commandes tôt le matin avant l’entrée à la « Schmelz » et on les retira à la sortie à 14 heures, voire le soir. Faire confiance et crédit entra au répertoire ordinaire des mœurs commerciales.
De plus, on s’efforçait de servir l’autre dans sa langue : les immigrés italiens étaient considérés comme une clientèle en droit d’avoir des attentes à l’égard du vendeur. Les cours d’italien proposés par l’association des commerçants faisaient florès. À défaut de connaissances linguistisques propres en italien, on embaucha du personnel doté de cette compétence ou acquit au moins de quelques mots de base, tout en s’excusant de son manque de compétences linguistiques. Quelle différence notoire avec l’accueil ultérieur des populations lusophones !
À Dudelange, tout comme à Esch d’ailleurs, la France est à un jet de pierre et la circulation commerciale transfrontalière drainait des revenus non négligeables dans les caisses des commerçants. Tous se devaient de détenir, avant la mise en place de l’euro, une réserve de francs français pour pouvoir rendre la monnaie[9].
Le travail féminin
Les femmes ont toujours travaillé ! Tel était en 2002 le titre provocateur d’un ouvrage de l’historienne Sylvie Schweitzer, où elle mettait en évidence que ce n’est pas la réalité du travail des femmes, mais la visibilité de ce dernier qui est à mettre en cause[10]. Le projet de Laure Caregari a le mérite de révéler de son côté un pan de ce travail caché, le commerce étant par excellence un terrain où se niche cette réalité obscure. Il est généralement affaire de famille. Dans ce contexte, combien d’heures prestées par des épouses, des mères, des sœurs, des filles, prestations toutes non rémunérées et ne donnant pas lieu à une protection sociale à titre personnel ? Le seul regret que l’on pourrait avoir à l’égard du travail présenté sur les femmes commerçantes concerne l’absence d’évocation du du cadre juridique des commerces d’appoint. De l’extérieur, ces commerces pourraient donner l’impression d’être gérés de manière autonome par des femmes. Vu l’état de minorité légale dans lequel se trouvait la femme mariée selon la législation luxembourgeoise jusqu’aux années 1970, une telle entreprise n’était pas concevable sans la caution juridique de l’époux[11]. Il serait sans doute intéressant d’approfondir ultérieurement ce point. En effet, il s’agissait d’une ressource vitale pour l’épouse en cas de veuvage ou de divorce, qui lui permettait de subvenir à ses besoins, ainsi qu’éventuellement à ceux de ses enfants.
Le projet touche néanmoins à rebrousse poil la question du genre en nous invitant à considérer que les femmes chefs d’entreprise ne pratiquaient guère de solidarité de genre à l’égard de leur personnel féminin.
En la personne de la charismatique propriétaire du « Conomat », nous découvrons le paternalisme au féminin, avec son autoritarisme et sa bienveillance intéressée. Gare aux employées qui se marièrent : elles étaient remerciées sans état d’âme par une patronne qui craignait devoir payer un prochain congé de maternité. En cela, elle agit comme les hommes qui géraient la fonction publique, les banques ou l’ARBED.
Ces questionnements, tout en nuances, nous mènent bien loin du mythe traditionnel du Bassin minier, mais peut-être ont-ils la vertu de nous guider sur les chemins du renouveau. Garder ou faire revenir les classes moyennes au cœur des anciennes villes industrielles semble en effet une des clés de leur rédemption urbaine[12]. L’exposition fait écho à des travaux en cours dans la « Niddeschgaass », en voie d’être réaménagée en « espace partagé ». Ces mesures et quelques autres réussiront-elles à redynamiser les circulations entre les quartiers ? Le travail de Laure Caregari permet d’y réfléchir dans une perspective historique. La présentation de l’étude a certainement donné du fil à retordre aux graphistes, obligés de s’accommoder d’un volume de texte impressionnant[13]. Cependant, le résultat mérite que l’on s’y attarde, car le point de vue est rafraîchissant et nous permet de découvrir de nouvelles réalités.
(L’exposition a lieu du 2 au 30 juin 2016 dans le hall d’entrée de l’Hôtel de Ville de Dudelange)
[1] On trouvera tous les détails de la manifestation sur des sites dédiés :
www.fondationbassinminier.lu ou http://www.festivalbassinminier.lu
[2] Il s’agit en l’occurrence de l’avenue Grande-Duchesse Charlotte.
[3] En fait, comme le montre actuellement l’exposition « Dudelange re-présenté » à la Médiathèque du Centre national de l’audio-visuel (CNA), la volonté de contribuer activement à la construction de l’image de la ville a animé des édiles dudelangeois dès les années 1930.
[4] Le travail a bénéficié de l’assistance technique des services compétents du CNA.
[5] À Luxembourg-Ville, qui incarne un environnement plus métropolitain que les villes du Bassin minier, cette catégorisation serait certainement à revoir. Les fonctionnaires représentaient un cas de figure complexe. Si leur statut paraissait plus prestigieux que celui des ouvriers, leur niveau de vie ne l’était guère, car les salaires de la fonction publique, longtemps très bas, pouvaient se situer en dessous des rémunérations offertes par la mine ou l’usine.
[6] Réalité également vérifiée à Esch pour les commerçants issus de l’immigration italienne ou de la minorité juive polonaise, passés de la rue du Brill vers la rue de l’Alzette au cours des « Trente glorieuses ». Voir Association des commerçants, artisans et industriels de la ville d’Esch-sur-Alzette, 100e anniversaire (1904-2004), Esch, 2004.
[7] L’engagement de Jos Weirich, candidat du parti chrétien social avant de fonder le mouvement de défense des intérêts des enrôlés de force sur le plan national, constitue l’exception à la règle.
[8] Fabian Trinkaus, Arbeiterexistenzen und Arbeiterbewegung in den Hüttenstädten Neunkirchen/Saar und Düdelingen/Luxemburg (1880-1935/40), Saarbrücken, Kommission für saarländische Landesgeschichte, 2014, p. 484-492 (pour les années 1917-1921).
[9] Cette circulation continue avec les stations-service, les supermarchés, mais aussi l’offre culturelle du Centre culturel régional opderschmelz et du Centre national de l’audiovisuel (Ciné Starlight et Médiathèque).
[10] Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé. Une histoire du travail des femmes aux XIXe et XXe siècles, Paris, Odile Jacob, 2002.
[11] La statut juridique décrit par Josiane Weber (Familien der Oberschicht in Luxemburg. Elitenbildung & Lebenswelten 1850-1900, Luxemburg, Binsfeld, 2013, p.205 sq.) a toujours cours pendant une bonne partie du XXe s. et vaut également pour les femmes modestes.
[12] Jörg Bogumil et alii, Viel erreicht, wenig gewonnen. Ein realistischer Blick auf das Ruhrgebiet, Essen, Klartext, 2012, p. 28-30 et 76-79.
[13] Une brochure reprenant les textes des panneaux est disponible auprès du service des relations publiques de la Ville de Dudelange. L’exposition propose aussi des stations d’écoute d’extraits d’interviews en langue luxembourgeoise.
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