Dans Strange Days (1995), Kathryn Bigelow avait placé au centre de son intrigue l’assassinat d’un rappeur noir par un policier blanc, faisant référence aux images vidéo du passage à tabac de Rodney King par des policiers qui furent acquittés par la suite, ce qui donna lieu en 1992 aux émeutes de Los Angeles. C’est à l’occasion d’autres émeutes, suivant la mort d’un autre jeune Noir tué par un policier blanc, à Ferguson en 2014, que Kathryn Bigelow s’intéresse au précédent de Detroit en 1967 et décide d’y consacrer un film. Celui-ci sort pile-poil pour le 50e anniversaire des événements qui firent 43 morts dont 33 Afro-Américains. Trois d’entre ces derniers furent assassinés au motel Algiers dans des circonstances qui n’ont jamais été complètement élucidées mais il est avéré que plusieurs Noirs – et deux femmes blanches – y ont été battus et torturés par des policiers qui ont tué deux des hommes et probablement aussi le troisième.
La réalisatrice commence par présenter rapidement le contexte historique et social de la présence afro-américaine dans les villes du nord des Etats-Unis. L’originalité tient ici à la forme puisqu’elle anime à cet effet des tableaux de la Migration Series du peintre noir Jacob Lawrence. Reprenant le directeur de la photo de The Hurt Locker, Barry Ackroyd, et tournant une nouvelle fois avec quatre caméras, elle multiplie ensuite les points de vue et les changements d’angle et de plan pour reproduire la désorientation et l’effroi d’une descente aux enfers au cours de laquelle tout le monde semble perdre ses repères. Les victimes qui se retrouvent (après une soirée à écouter du jazz et à flirter) alignés contre un mur, frappés, humiliés et menacés de mort pour un crime qu’ils n’ont pas commis, mais aussi les bourreaux, projetés dans une situation d’omnipuissance qu’ils seront incapables de gérer.

(c) Annapurna Pictures
La première partie du film montre le déclenchement de l’émeute et comment l’exasperation et les humiliations constantes amènent les habitants à mettre leur propre quartier à feu et à sang. Aucun personnage principal ne se démarque dans ces premières séquences, ce qui renforce leur caractère documentaire. Malgré cet aspect „réaliste“ et les images d’archives intégrées dans le film, „Detroit“ est et ne peut être qu’une version des événements de Detroit, celle que Bigelow considère comme la plus plausible après de longues recherches, ce qu’elle souligne d’ailleurs dans un panneau placé à la fin.
Trois protagonistes finissent par émerger du chaos. D’un côté, le policier Krauss (Will Poulter) dont on suit d’abord le regard subjectif sur les rues transformées en zone de guerre. Peu après, il va tirer dans le dos d’un pillard pour „leur“ donner un leçon. De l’autre côté, Larry (Algee Smith), chanteur parti pour la gloire et qui verra son destin brisé par les événements. Et entre eux, l’ouvrier et gardien de nuit Dismukes (John Boyega), figure tragique du „bon Noir“ qui tentera en vain de limiter les dégâts. Il y a aussi le soldat Green (Anthony Mackie) tout juste revenu du Vietnam et deux jeunes bourgeoises blanches venues s’engaillardir à l’Algiers Motel. Un Noir fait semblant de menacer un autre avec un pistolet pour faire comprendre aux deux femmes la peur perpétuelle des Afro-Américains, toujours à la merci de la réaction démesurée d’un flic blanc. Ce sentiment d’impuissance, cette douleur et cette terreur, c’est ce que veut faire vivre Kathryn Bigelow à son public dans la longue séquence nocturne qui suit.

Anthony Mackie (c) Annapurna Pictures
Ce que la réalisatrice ne fournit pas, c’est une recette toute faite. (attention spoilers!). Dismukes ne sauvera pas la situation et le vétéran de guerre prendra le large à la première occasion. Tous d’eux font pourtant preuve de courage durant cette nuit, tout comme l’homme qui refusera de renier ce que ses yeux ont vu. Mais leur courage, vertu cardinale dans le cinéma hollywoodien, ne sera ici d’aucune aide. Quant aux policiers et soldats qui refusent de participer au jeu de massacre, ils préféreront s’éclipser plutôt que d’intervenir. Contrairement à ce qui se passait encore dans Strange Days, aucun représentant officiel ne viendra rétablir l’ordre et sauver la démocratie. Le sentiment qui domine ici, c’est la peur, d’un côté comme de l’autre, car c’est bien aussi la peur qui motive le sadisme de Krauss. Peur des Noirs, peur d’une société nouvelle dans laquelle des femmes blanches trouvent normal de coucher avec des hommes noirs, peur de ne pas paraître viril qui va faire du collègue de Krauss un assassin.
Kathryn Bigelow a été attaquée par certains Afro-Américains qui estiment qu’une bourgeoise blanche élevée en Californie ne peut pas comprendre ce qui s’est joué à Detroit en 1967. Mais la violence raciste concerne, me semble-t-il, tout le monde! La réalisatrice donne ici sa perception des choses, filmant les rues de Detroit comme elle filmait celles de Bagdad dans The Hurt Locker, et plaçant ainsi le film dans la lignée d’une interrogation plus large (dont fait aussi partie Zero Dark Thirty) sur la politique et le récit national américains.
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