Il est étrange, et peut-être inquiétant, qu’à une époque où les frontières n’existent officiellement plus en Europe, deux films européens présentés hier au festival de Cannes, traitent justement de cette thématique-là.

Cold War de Pawel Pawlikowski
Les frontières, on ne cesse de les traverser dans un sens et dans l’autre dans Cold War du Polonais (vivant en Grande-Bretagne) Pawel Pawlikowski. Pourtant, elles séparent l’Est de l’Ouest, le bloc communiste de l’Occident capitaliste, Varsovie et Berlin de Paris. Et on est au cœur de la guerre froide, dans les années 50, encore fortement marquées par la guerre et ses destructions.
Le film commence comme une enquête ethnographique et ce n’est que peu à peu qu’on comprend que le couple qui sillonne le fin fond de la Pologne pour enregistrer des chants traditionnels cherche à recruter des chanteurs et danseurs en vue d’un spectacle musical. Peu à peu aussi, les personnages principaux se démarquent, Wiktor le compositeur et Zula la toute jeune chanteuse, peut-être moins douée que d’autres mais qui a la présence, le tempérament et, pour le dire avec des mots d’aujourd’hui, le sex appeal qui intriguent assez Wiktor pour qu’il en fasse sa vedette et sa maîtresse. Le concert va se muer en ensemble folklorique au service de la propagande communiste et la relation entre Wiktor et Zula en histoire d’amour fatale car impossible, à la fois intemporelle et solidement ancrée dans la situation politique de l’époque.
La musique est le troisième personnage de l’histoire et un voyage en soi qui transporte les protagonistes et le public d’un monde à l’autre. Après la mélancolie des chants paysans et l’exubérance des ballets folkloriques viennent les longues nuits dans les boîtes de jazz parisiennes où Wiktor se languit de Zula restée en Pologne, puis où il se dispute avec elle une fois qu’elle l’y a rejointe. Toujours, quand ils sont séparés, ils ne pensent qu’à se retrouver mais ne paraissent jamais si loin l’un de l’autre que quand ils sont ensemble. Dans cet amour éternellement insatisfait, il y a du Jules & Jim, et dans le déchirement des séparations forcées du Casablanca. Et la musique (très beau travail de Marcin Masecki) accompagne leurs errements, commentant subtilement leur cheminement et faisant le lien entre les différents moments de leur relation que Pawlikowski a l’intelligence de parsemer d’ellipses, réduisant ainsi son récit à l’essentiel et préservant ses non-dits.
Cette grande et belle histoire d’amour est sublimée par une mise en scène sophistiquée et une image magnifique en noir et blanc, qui rappelle celle d‘Ida, long métrage précédent de Pawlikowski. Le réalisateur ne voulait ni des couleurs délavées des films soviétiques de l’époque, ni du technicolor qui a marqué le cinéma hollywoodien au même moment et a donc opté pour ce noir et blanc qui contribue à ranger d’emblée Cold War dans le registre des classiques. Comme seul petit bémol, on pourrait relever que (même si c’est quelque peu justifié dans le récit), le personnage de Wiktor (Tomasz Kot) paraît par moments un peu fade pour inspirer une si grande passion à la belle Zula, formidablement interprétée par Joanna Kulig qui passe de jeune fille hardie à star déchue sans jamais rien perdre de sa crédibilité.
Dans Cold War, les frontières sont celles entre les pays et les idéologies, qui séparent au propre et au figuré Zula et Wiktor. Dans le film suédois Gräns (pas besoin de traduction…), présenté dans la section Un Certain Regard, la frontière a pareillement un double sens: c’est la douane où Tina (Eva Melander) est chargée d’arrêter les trafiquants grâce à son étonnant sens de l’odorat qui repère chez les voyageurs des émotions comme la peur ou la culpabilité. Mais c’est aussi une frontière plus mystérieuse, celle qui sépare les humains… de ceux qui sont différents. Tina s’est toujours vue comme un monstre, difforme, laide et inféconde. Or, un jour, elle rencontre à la frontière un homme qui lui ressemble physiquement, jusqu’à l’étrange cicatrice qu’ils portent tous les deux dans le bas du dos.
Réalisé par Ali Abbasi, Iranien installé en Suède, Gräns est une espèce de conte de fées pour adultes et, comme tous les contes, il est ouvert à toutes les interprétations. On peut y voir une réflexion sur le sujet très actuel de „l’identité“ (car Tina va bien vite découvrir qu’elle n’est pas qui elle croyait être), une référence aux injustices commises envers les peuples autochtones (les Sames dans le cas particulier de la Suède) et le racisme en général, voire – pourquoi pas – un film antispéciste. Ou tout simplement un conte noir, comme on parle de film noir, qui nous met face à nos angoisses diffuses sur les mystères de la nature, face aussi au Bien et au Mal. Abbasi n’évite pas quelques facilités mais il y a dans ce film original des scènes d’une puissance troublante et l’utilisation trop rare des mythologies européennes, qui devraient lui mériter une carrière internationale et un succès en-dehors des circuits du cinéma fantastique.
Gräns de Ali Abbasi
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