forum_C : Jouer ce qu’on n’est pas

(Viviane Thill) Vendredi dernier, le Guardian a consacré un article au fait que Dev Patel va interpréter le rôle de David Copperfield dans une nouvelle adaptation réalisée par Armando Iannucci. Patel est Britannique d’origine indienne et notamment connu pour avoir joué dans Slumdog Millionnaire. La distribution comporte d’autres acteurs non blancs (BAME en anglais : Black, Asian and minority ethnic) qui vont donc faire revivre ce classique de la littérature anglaise. Le producteur du film justifie cette décision par le fait que Londres était déjà au 19e siècle une ville cosmopolite, capitale d’un empire qui s’étendait sur le monde entier et attirait par conséquent des populations ethniques très diverses.

Dev Patel sera David Copperfield – sortie prévue en 2019 (c) MCPIX/Rex/Shutterstock

Mais il dit aussi que Dev Patel est tout simplement l’acteur idéal pour ce rôle, indépendamment de son aspect physique. C’est ce qu’on appelle le « colorblind casting » qui implique qu’un rôle est distribué à un acteur sans tenir compte de la couleur de sa peau. La pratique est devenue assez courante au théâtre où l’on a vu des acteurs et actrices non blanc(he)s apparaître dans le répertoire classique. David Oyelowo a été en 2000 le premier acteur d’origine africaine interprétant un roi britannique (Henry VI) au sein de la Royal Shakespeare Company. Bakary Sangaré fut le premier comédien noir à la Comédie française en 2006. Le seul grand rôle noir écrit par Shakespeare, celui d’Othello, a été longtemps joué par des Blancs grimés en noir. Aujourd’hui, ce n’est plus accepté et le metteur en scène Luc Bondy avait eu droit en 2015 à une volée de bois vert quand il avait choisi Philippe Torreton pour jouer le « Maure » (sans toutefois le maquiller en noir, semble-t-il). Mais on a aussi vu des mises en scène d’Othello avec un casting entièrement noir (ou entièrement blanc), on a vu Othello joué par des femmes, et au Canada, une troupe a même voulu le faire jouer par une femme blanche. Elle a dû renoncer après avoir reçu des menaces !

Même dans les pièces modernes, un casting indépendant de la couleur de peau ne va jamais tout à fait de soi, y compris quand rien ne spécifie que le personnage doit être blanc. Le choix de Noma Dumezweni pour le rôle d’Hermione dans une adaptation théâtrale de Harry Potter a récemment choqué quelques fans du livre, de même que le casting du comédien noir Joseph Black dans le rôle de Stanley Kowalski dans A Streetcar Named Desire au Rapture Theatre. Un metteur en scène afro-américain avait voulu faire jouer dans la pièce The Mountaintop Martin Luther King alternativement par un acteur blanc et un acteur noir pour voir si les mêmes mots avaient des effets différents quand la couleur de peau de l’acteur changeait. Il a dû faire marche arrière suite à l’interdiction de l’autrice de la pièce, Katori Hall.

Parmi les opposants au colorblind casting, il y a ceux qui craignent que la présence d’acteurs non blancs détourne automatiquement la thématique initiale d’une oeuvre vers la réflexion sur le racisme, tandis que d’autres préféreraient que les acteurs et actrices de couleur racontent leurs propres histoires au lieu d’essayer de se fondre dans celles des Blancs. Et puis il y a les gardiens du politiquement correct qui crient au scandale quand le Danois Nikolaj Coster-Waldau joue un Egyptien dans Gods of Egypt ou Scarlett Johansson une Japonaise dans Ghost in the Shell. C’est une tendance identitaire qui semble prévaloir de plus en plus dans les pays anglosaxons et qui s’étend aujourd’hui à d’autres minorités, qu’elles soient « visibles » ou pas. La même Scarlett Johansson a ainsi dû se retirer récemment du film Rub & Tug où elle devait jouer une femme transgenre. Les associations LGBT ont exigé qu’une personne transgenre soit castée dans le rôle et le projet est actuellement arrêté. Les personnes handicapées critiquent  les acteurs valides qui jouent des rôles d’invalides et certains homosexuels se sont offusqués de voir des hétérosexuels incarner les personnages principaux dans Call Me By Your Name.

Soirse Ronan est l’Ecossaise Mary – sortie prévue début 2019 (c) Universal Pictures

Dans cette logique, Stanley Kowalski devrait toujours être interprété par un comédien d’origine polonaise, les acteurs juifs interpréteraient tous les rôles juifs, les homosexuels tous les rôles d’homosexuels, les transgenres joueraient les transgenres, Richard III serait obligatoirement interprété par des boiteux et l’Irlandaise Saoirse Ronan ne pourrait pas jouer le rôle-titre dans Mary, Queen of Scots.  Un comédien interprète par définition quelqu’un qu’il n’est pas. Sous condition de ne pas tomber dans la caricature, l’échange des rôles – au sens littéral du terme – est en principe une expérience enrichissante pour les deux parties.

Encore faut-il cependant que l’échange soit équitable. Or, les hommes blancs, cisgenres et valides ont déjà tous les beaux rôles, faut-il en plus qu’ils s’octroient les rôles féminins, ceux de personnages non blancs, transgenres ou handicapés ? Et faut-il qu’ils imposent ainsi leur point de vue sur toute l’humanité (et remportent au passage des Oscars pour ces rôles)? C’est une question de pouvoir qui se joue là, qui explique la violence des arguments qui vont jusqu’à exiger l’interdiction de jouer certains rôles, voire les menaces.

Ces demandes actuelles pour plus de diversité sur les écrans et pour que les acteurs et actrices appartenant à des minorités puissent se représenter eux/elles-mêmes contribuent à la création de personnages plus nuancés qui transcendent les stéréotypes. Elles ont aussi le mérite d’inciter les producteurs à prendre le risque de chercher des interprètes en-dehors des sentiers battus et des stars considérées comme « bankables ». Il y a encore quelques années, personne n’aurait sans doute envisagé de confier à RJ Mitte, atteint d’une infirmité motrice cérébrale, l’un des rôles principaux dans la série Breaking Bad, ou bien d’engager la transgenre Laverne Cox dans Orange is the New Black. Mais un réalisateur devrait aussi avoir la liberté de choisir les comédiens qui lui semblent les mieux adaptés à son projet artistique. Et vouloir cantonner un acteur, quel qu’il soit, dans un registre, voire prétendre lui interdire de jouer certains rôles, revient à limiter la recherche, la liberté d’expression et l’épanouissement de tous.

Sur le thème spécifique du „cross-gender casting“, forum avait publié en un entretien avec les acteurs luxembourgeois Sophie Langevin et Jules Werner.

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