Regarde les hommes tomber [i]
(Viviane Thill) The Sisters Brothers (adapté d’un roman de Patrick DeWitt) est un film qui surgit de la nuit. Littéralement. D’abord, il y a le noir, puis soudain des tirs qui produisent de minuscules éclairs illuminant à peine un point de l’écran. Deux hommes sont en train d’en tuer d’autres, un peu au hasard, souvent à bout pourtant. Quand ils ont terminé, un cheval en feu galope dans la nuit, déchirant un moment l’obscurité.
(c) Magali Bragard / Annapurna Pictures
Ce rapprochement inattendu entre le réalisme d’un carnage exécuté de façon prosaïque et la vision apocalyptique d’un cheval en feu définit assez bien le film de Jacques Audiard. D’une part, il se situe dans la veine d’un genre qui a substitué depuis longtemps à l’imagerie édulcorée des années 40 et 50 une représentation nettement plus crue et beaucoup plus violente de l’Ouest américain. Mais d’autre part, l’une de ses inspirations avouées est The Night of the Hunter, un conte cruel aux relents bibliques réalisé en 1955 par Charles Laughton, dans lequel un ogre déguisé en prédicateur poursuivait deux orphelins.
Chez Audiard, l’ogre et les enfants ne font qu’un. Eli et Charlie Sisters sont deux frères, les redoutables Sisters Brothers, des tueurs à gages dont le nom seul fait frémir les braves gens, mais ils se chamaillent comme des gamins et sont hantés par des cauchemars impliquant un père qui les coupe en rondelles à la hache. Eli (John C. Reilly) est l’aîné alors que c’est Charlie (Joaquin Phoenix) qui est aux commandes. On n’apprendra que plus tard la raison de cet échange des rôles et le traumatisme qui en est à l’origine. En attendant, on voit le résultat : petit, nerveux et alcoolique, Charlie tue sans hésitation. Eli aime les chevaux, il s’enthousiasme de découvrir les bienfaits de la brosse à dents et rêve en secret d’un petit magasin et d’une femme qui l’attend. Parfois, la nuit près du feu de camp, sous le regard goguenard de son frère, il se masturbe en reniflant le châle qu’une fille lui a offert.
Les incessantes chamailleries entre les deux hommes et les multiples clins d’œil du réalisateur aux clichés du genre apportent au film sa troisième dimension, celle de l’humour. Le réalisateur tente – et réussit ! – ainsi un mélange plutôt original qui lui sert à interroger, comme dans la plupart de ses films précédents, la violence des hommes.
(c) Magali Bragard / Annapurna Pictures
Quand le film commence, les frères Sisters reçoivent une nouvelle mission de leur patron, le mystérieux „Commodore“ : tuer le chercheur d’or et chimiste Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed) qui détient une formule magique permettant de faire briller l’or dans l’eau des rivières. John Morris (Jake Gyllenhaal), un autre employé du Commodore, est déjà parti à sa recherche et le retrouve dans une des villes qui poussent comme des champignons sur le chemin de la ruée vers l’or. Morris est un homme distingué, qui parle avec un accent à l’avenant, et Warm un immigré à la peau sombre, doux et idéaliste, qui veut devenir riche pour construire une société utopique où tous les hommes seraient égaux. Il finit par rallier Morris à sa cause et les frères Sisters poursuivent dorénavant deux hommes qui sont leur exact opposé : intellectuels, étrangers, pacifistes et réfléchis. On s’attend donc à un showdown dans la plus pure tradition du genre mais là encore, Audiard brouille les pistes. Les deux frères découvriront successivement l’Océan Pacifique, le monde moderne à San Francisco et une vie idyllique entre hommes mus par un objectif commun.
Mais le vers est dans le fruit. La recherche frénétique de toujours plus de richesse est déjà en train de pourrir ce pays en devenir. Les chercheurs d’or abattent les arbres et polluent les rivières [ii]. En voulant toujours plus, Charlie provoquera une tragédie qui annonce de façon à peine cachée les cataclysmes du capitalisme et les catastrophes écologiques à venir.
(c) Magali Bragard / Annapurna Pictures
Le traumatisme qui unit pour le meilleur et surtout pour le pire les deux frères est lié à un père dégénéré. Leur nom de famille les rattache au contraire à une féminité largement absente de leur vie mais présentée comme force positive et apaisante. A l’exception d’un/e transgenre qui vit comme un homme et mourra comme tel, les femmes sont, de façon classique mais touchante, soit fantasmées, soit maman ou (gentille) putain. Le personnage de la mère est notamment une référence directe aux mères courage que célébrait jadis John Ford, pionnières valeureuses qui opposaient à la sauvagerie des hommes les bienfaits de la civilisation. C’est là toutefois une image idéalisée des femmes dans la conquête de l’Ouest et l’aspect sans doute le plus suranné d’un film par ailleurs très réussi. Mais les femmes ont joué bien d’autres rôles. Alors à quand les Brothers Sisters ?
[i] Regarde les hommes tomber est le titre du premier long métrage de Jacques Audiard.
[ii] Sur les ravages écologiques de l’expansion vers l’Ouest, il faut lire le roman Barkskins d’Annie Proulx.
Actuellement au ciné Utopia
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