forum_C : „Les oiseaux de passage“ de Ciro Guerra et Cristina Gallego

★★★★☆

Quand on regarde la plupart des films à l’affiche, on peut avoir l’impression que les spectateurs détestent avant tout une chose au cinéma : être surpris ! Les innombrables suites, remakes, prequels et reboots qu’on nous sert et ressert à longueur d’année semblent cibler un public coincé à l’âge des enfants qui veulent qu’on leur raconte et re-raconte toujours la même histoire afin de se rassurer. Le succès des séries télévisées tient peut-être aussi à ce réflexe enfantin.

Et puis il y a ceux, apparemment de plus en plus rares, qui s’obstinent à attendre d’une œuvre artistique qu’elle les désarçonne, leur fasse découvrir des points de vue inattendus, les plonge dans des mondes inconnus et bouscule leurs attentes pour mieux les enrichir.

Film colombien, interprété par des indigènes Wayuu et des acteurs confirmés, situé dans le désert de la Guajira, Les oiseaux de passage devrait séduire ces derniers sans trop déboussoler les premiers. Car ce que racontent les réalisateurs Ciro Guerra et Cristina Gallego, c’est la naissance des cartels de la drogue en Colombie, c’est l’histoire de la grandeur et de la décadence d’une famille, c’est un récit épique plein d’amour et de violence. Il y a de la tragédie grecque là-dedans, et aussi du Scarface et du Godfather: des mariages et des naissances, des rituels et des valeurs qu’on abandonne et des frères qu’on trahit pour quelques dollars de plus.

Le parrain est ici une marraine, Úrsula (Carmiña Martínez), capable de tout pour sa famille et son clan, comme elle le dit elle-même. Elle n’accepte qu’à contrecœur comme gendre Rapayet (José Acosta) un garçon de la tribu mais qui a bourlingué dans le monde des gringos. La dot démesurée qu’elle exige pour lui donner sa fille en mariage, il va la gagner en vendant de la marijuana à des hippies américains de passage. Et c’est comme cela que tout commence car celui qui est riche veut devenir plus riche et celui qui est puissant veut l’être davantage. Les armes à feu circulent aussi vite que le fric, Rapayet se paie une grosse voiture et une grande maison qu’il construit dans le désert à la place de sa tente, avec un lit énorme dans lequel il ne dort pas, préférant partager avec sa femme le hamac traditionnel.

Ciro Guerra (en tant que réalisateur) et Cristina Gallego (en tant que productrice) avaient fait auparavant The Embrace of the Serpent, film presque expérimental sur deux chercheurs européens qui se perdaient corps et âme dans la jungle amazonienne. Le film parlait avec des images oniriques du pillage de la jungle par les colonisateurs occidentaux et de la disparition des cultures indigènes.

Les oiseaux de passage obéit comme on l’a dit, aux règles du film de mafiosi et est donc plus facilement accessible à un public occidental. Mais comme The Embrace of the Serpent, il constitue une réflexion complexe sur la place des cultures traditionnelles, le rejet des valeurs qui structuraient les sociétés ancestrales, l’occidentalisation des coutumes et la violence du capitalisme. Ce n’est pas pour autant un film nostalgique ou qui idéaliserait ses protagonistes. Úrsula est la gardienne des traditions, la femme qui sait interpréter les rêves, mais elle est aussi celle qui va apporter la mort sur le clan.

Les oiseaux de passage est un film à la fois classique dans sa narration et novateur dans son traitement, une œuvre envoûtante pleine de couleurs et de fureur et visuellement éblouissante. Qu’elle ait reçu le prix du public au Luxembourg City Film Festival est une excellente nouvelle mais ne tardez pas trop à aller la voir car contre Hellboy et Dumbo, elle n’a malheureusement aucune chance de rester longtemps à l’affiche!