(Viviane Thill) Deux habitués de la Croisette ont dominé la sélection ce vendredi. Ken Loach, double Palme d’Or et Pedro Almodóvar à qui elle a toujours échappé jusqu’à présent, ont proposé au festival deux films dans la ligne droite de leur œuvre respective.
Sorry We Missed You (c) Joss Barratt
En 2014, Ken Loach avait évoqué la possibilité d’abandonner la fiction pour ne plus se consacrer qu’au documentaire. Depuis, il a remporté une deuxième Palme d’Or et un succès public avec I, Daniel Blake sur le combat d’un chômeur qui tente de ne pas perdre pied dans la Grande-Bretagne ultra-libérale. Sorry We Missed You commence comme I, Daniel Blake avec des questions posées en off à un chercheur d’emploi, cette fois par le patron d’une entreprise de livraison. Celui-ci propose à Ricky (Kris Hitchen) non pas de l’embaucher mais de lui accorder une « franchise ». Ce qui revient à dire que Ricky achètera sa propre camionnette (et prendra en charge toutes les dépenses qui vont avec), n’aura pas de salaire mais sera payé à la livraison, devra organiser et rémunérer de sa poche un remplaçant s’il tombe malade ou aurait l’idée saugrenue de prendre congé et travaillera 14 heures par jour 6 jours par semaine tout en croulant sous les dettes qui vont s’accumuler. Pris au piège, il n’aura d’autre alternative que de faire toujours plus pour survivre à peine.
Sorry We Missed You (c) Joss Barratt
Ce genre de contrats par lesquels les patrons prétendent faire de chaque travailleur son propre « entrepreneur » pour mieux les exploiter tous, est régulièrement thématisé par les anti-libéraux mais on voit rarement la réalité qui se cache derrière. Sorry We Missed You montre les conséquences sur la vie familiale du nouvel emploi de Ricky et celui de sa femme Abbie (Debbie Honeywood), aide-soignante à domicile dont les conditions de travail ne sont qu’à peine meilleures. Pour payer la camionnette de Ricky, Abbie a dû vendre sa voiture et passe désormais la moitié de sa journée dans les transports publics. Elle aussi fait de nombreuses heures non payées. Cela laisse peu de temps pour leurs enfants, l’intelligente mais fragile Lisa Jane et son frère aîné Seb, en pleine crise d’adolescence.
Contrairement à Daniel Blake, qui était un personnage un peu trop parfait, Ricky se rebiffe, fait des erreurs et en arrive à mettre en danger sa vie de couple et la relation avec ses enfants. Kris Hitchen et Debbie Honeywood incarnent formidablement les deux personnages principaux qui s’appuient sur des scènes très pertinemment écrites par Paul Laverty, scénariste attitré de Loach, et la mise en scène dynamique de ce dernier. Sorry We Missed You n’apporte certes rien de nouveau à la filmographie de Ken Loach mais est un nouvel exemple de ce que le cinéma engagé, plus nécessaire que jamais et plus encore dans la Grande-Bretagne de l’avant-Brexit, a de mieux à offrir.
Sorry We Missed You – extrait
Dans Dolor y Gloria Almodóvar ne se préoccupe pas de la société. Son film est une introspection, une autofiction à peine déguisée pour laquelle le réalisateur a reconstitué à l’identique son propre appartement et engagé son acteur fétiche Antonio Banderas.
Dolor y Gloria
Le désir a toujours été le moteur du cinéma d’Almodóvar, depuis ses premiers films qui s’intitulaient Le labyrinthe des passions (1982) ou La loi du désir (1986). Sa société de production s’appelle « El deseo » (« Le désir »). Or, du désir, le réalisateur Salvador Mallo (hommage à la peintre Maruja Mallo dont on aperçoit plusieurs tableaux dans le film) n’en ressent plus. Anéanti par la mort de sa mère (l’autre grand sujet d’Almodovar) et entravé par de multiples problèmes physiques (migraines, mal de dos, opération au genou), il ne tourne plus et ne vit plus qu’à peine. Il s’enferme chez lui, ignore les nombreuses invitations que lui transmet son assistante qui s’inquiète, lit quelques livres et cache dans son ordinateur un texte intitulé « L’addiction » qui est… une autofiction déguisée. La découverte de cette dernière par Alberto, un acteur que Salvador recontacte après de longues années pour présenter avec lui un ancien film à la Cinémathèque de Madrid, va mener par des chemins détournés aux retrouvailles de Salvador avec Federico qui avait été le grand amour de sa vie. Chez Alberto, Salvador commence aussi à prendre de l’héroïne pour combattre ses douleurs physiques, conscient des risques mais ravi de replonger grâce à elle dans des souvenirs d’enfance depuis longtemps refoulés et qui vont lui faire redécouvrir l’instant précis de son premier désir.
Dolor y Gloria
L’ancien ami qui réapparaît, les premiers émois homosexuels, l’héroïne et un enfant à la voix d’ange renverront les admirateurs d’Almodóvar à La Mauvaise éducation (2004), l’un de ses plus beaux films avec lequel celui-ci entretient de troublantes relations en miroir. Mais il y a aussi la mère, interprétée par Penélope Cruz plus radieuse que jamais, dont Salvador se souvient chantant en lavant le linge avec les autres femmes du village, comme une vision idéalisée et apaisée de Silvana Mangano dans Riz amer (Giuseppe de Santis, 1949). La maison qu’ils habitent est une caverne aux murs blanchis à la chaux qui ressemblent à un écran de cinéma, et dans laquelle le soleil tombe par le toit, baignant dans une lumière douce les repas de Salvador et sa mère, puis un jeune maçon qui se lave dans une bassine. Il y a des moments tendres et des mots durs, quand la mère, avant de mourir, reproche à son fils de l’avoir délaissée. Il y a un dessin qui réapparaît, longtemps après, et avec lui le désir de cinéma qui renaît.
Dolor y Gloria peut paraître bavard, égocentré peut-être, mélancolique à coup sûr. Au désir et à la mère, on peut ajouter les thématiques almodovariennes du corps, de l’enfance, de l’art en général et du cinéma en particulier. C’est un film qui témoigne de la vieillesse du réalisateur mais ce n’est pas un film-testament même si certains vont sans doute le ranger dans cette catégorie. Tout au contraire, Almodóvar nous dit à la fin qu’en échappant à la mort, il retrouve la vie et l’envie de faire du cinéma. La dernière séquence est située dans une gare qui est aussi un studio. Le réalisateur met enfin en scène sa mère et le petit garçon lui demande si là où ils vont habiter il y a aura un cinéma.
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