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forum_C : „Portrait de la jeune fille en feu“ de Céline Sciamma
★★★★★
(Viviane Thill) J’avais déjà écrit en mai tout le bien que je pensais de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma présenté alors en compétition au Festival de Cannes. Une deuxième vision lors de la sortie du film n’a fait que confirmer cette opinion : la sensibilité et la richesse de l’oeuvre en auraient fait une superbe Palme d’Or. J’aime beaucoup Parasite (qui l’a reçue) mais je ne peux m’empêcher de noter qu’une fois de plus on (en l’occurrence le jury présidé par Alejandro González Iñárritu) a préféré à la finesse et à la singularité de l’œuvre de Céline Sciamma une imagerie, des thématiques et un genre… disons plus viriles.

(c) Lilies Films
Je simplifie, bien sûr. Peut-être pour ne pas tomber dans le même piège, la réalisatrice commence dans Portrait de la jeune fille en feu par éliminer la gent masculine. Nous voilà donc au 18e siècle, en route vers une île sans hommes dans une première séquence qui est à la fois un clin d’œil au Piano de Jane Campion (1993) et une façon de s’en détacher. Comme Ada, l’héroïne de Jane Campion, Marianne (Noémie Merlant) transporte un objet pour elle assez précieux pour qu’elle plonge sans hésiter, avec robe et chaussures, dans la mer passablement déchaînée afin de le récupérer quand il tombe à l’eau. Ce n’est pas un piano, c’est une boîte renfermant des toiles vierges. Marianne, qui est peintre, séchera ces pages blanches près d’un feu de cheminée dont le crépitement tient lieu, avec le vent et la mer, de bande sonore au film qui ne comporte par ailleurs que deux thèmes musicaux. Le premier est L’été de Vivaldi, entamé maladroitement au clavecin par Marianne et qui enchante celle dont elle doit peindre en cachette le portrait : Héloïse (Adèle Haenel) qui n’a jusqu’alors entendu la musique que dans les églises. Le thème explosera lors d’un final bouleversant et ce n’est qu’alors qu’on comprendra qu’il annonçait et reflétait la structure dramaturgique du récit entier : la lente montée de l’amour et du désir, la passion puis la séparation quand le monde des hommes reprendra ses droits après une trop courte parenthèse. En quelque sorte, Céline Sciamma construit son film sur la musique mais sans nous la faire entendre après les quelques notes du début, ce qui lui rend à la fin une rare profondeur émotionnelle ! L’autre morceau paraît venir du fonds des temps mais il s’agit en vérité d’un chant choral polyrythmique écrit pour le film par Jean-Baptiste de Laudier et Albert Simonini. Il intervient à à la moitié du récit lors d’une nuit magique au cours de laquelle Marianne, Héloïse et la jeune servante Sophie (Luàna Bajrami) qui cherche à avorter rejoignent les femmes de l’île réunies dans une étrange cérémonie au cours de laquelle résonne ce chant mystérieux et puissant (qu’on entend ici).

(c) Lilies Films
Tout en avançant sous le masque d’un film historique assez réaliste, Portrait de la jeune fille en feu comporte plusieurs de ces moments énigmatiques. C’est que le film n’est pas vraiment réaliste ni historique mais – tout en transcrivant fidèlement aussi bien la mode que la situation des femmes de l’époque – moderne d’une façon décalée et stimulante. Il raconte une histoire passionnelle, il parle de liberté, d’égalité et de sororité mais aussi de romantisme, de mélancolie, du corps des femmes et du « choix du poète » que fait Orphée quand il se retourne vers Eurydice. Il thématise explicitement le regard dans la peinture aussi bien qu’au cinéma et déconstruit le mythe de l’artiste (masculin) et de sa muse (féminine). Ici, le modèle renvoie au peintre son propre regard et l’art devient un acte collaboratif. « Nous allons peindre » lance Héloïse et met littéralement en scène avec Sophie l’avortement qui a eu lieu la veille. Le film est aussi un hommage de Céline Sciamma à sa découverte (dans Naissance des pieuvres en 2007), complice et ancienne partenaire dans la vie, mais donc pas muse, Adèle Haenel pour qui elle a écrit le personnage d’Héloïse. Noémie Merlant (Marianne) et Luàna Bajrami (qu’on peut actuellement aussi voir dans Fête de famille de Cédric Kahn) sont tout aussi excellentes. Il est rare de voir trois aussi beaux personnages de femmes réunies dans un film. La même chose est d’ailleurs vrai derrière la caméra. Si vous restez et regardez le générique, vous y constaterez un nombre inhabituel de prénoms féminins, à commencer par la directrice de la photo Claire Mathon, véritable vedette à Cannes car elle y avait également en compétition le film Atlantique de Mati Diop (elle parle de Portrait de la jeune fille en feu ici).

(c) Lilies Films
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, sur l’emploi des couleurs, les mouvements de caméra (qui semblent parfois suivre le tracé du pinceau), la mise en scène des visages, le féminisme du film, les références cinématographiques et picturales. La place manque ici mais vous l’aurez compris, Portrait de la jeune fille en feu est un film rare et précieux, à découvrir actuellement au cinéma.
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