(Viviane Thill) « Il n’y a rien à voir au cinéma ! » Combien de fois n’ai-je entendu cette remarque récemment. C’est tout simplement faux. La réalité est au contraire plutôt qu’il y a plein de choses à voir au cinéma, et dans des genres très différents. Tellement que beaucoup de spectateurs et spectatrices potentiel(le)s semblent s’y perdre. Rien moins qu’une trentaine de films sont actuellement à l’affiche au Luxembourg, dont au moins trois chefs d’œuvres, plusieurs productions et coproductions luxembourgeoises, des films poétiques, des films politiques, des films qui bousculent, qui dérangent, qui enchantent. Et c’est sans compter le programme du festival de Villerupt, délocalisé au CinéStarlight et à l’Utopia, et bien sûr la Cinémathèque qui programme par exemple dimanche prochain La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, l’un des plus grands films sur la guerre, le colonialisme et la résistance, Lion d’Or à Venise en 1966, quasiment invisible en France pendant quatre décennies.
Joker (c) DC Entertainment / Warner Bros.
Les chefs-d’œuvre ? Joker d’abord. Et oui, derrière une « polémique » assez vaine et très politiquement correcte se cache l’un des meilleurs films de l’année. Certainement le plus noir et peut-être celui qui exprime le mieux l’état actuel d’un monde dans lequel le fossé entre riches et pauvres se creuse de manière catastrophique, où l’arrogance des premiers et les frustrations ainsi que la misère des deuxièmes menacent de déboucher sur une violence aussi cathartique que dévastatrice. Accuser ce film d’exalter une violence « gratuite » alors qu’il la montre comme une réaction profondément malsaine, stérile et pathétique face à un monde qu’il est devenu impossible de sauver (ce qui était naguère la mission des superhéros qui sont ici absents), c’est faire preuve d’une formidable mauvaise foi quand la majorité des films d’action regorgent de scènes de massacres, de tortures et d’explosions sans que cela ne semble gêner grand-monde. Faire semblant de croire qu’il cause ou justifie la violence qui gangrène le capitalisme ultralibéral depuis des décennies, c’est accuser un film des maux qu’engendre la société qu’il met en scène. Il y aurait beaucoup à dire sur Joker que Libération appelle à juste titre « un déchaînement d’ambiguïté » mais c’est assurément une œuvre qui marquera notre époque.
Parasite (c) Barunson E&A Corp
Pas si éloigné de l’esprit de Joker bien que tourné à l’autre bout du monde, Parasite du Sud-coréen Bong Joon-ho, Palme d’Or à Cannes, raconte lui aussi une histoire de pauvres qui craquent et se mettent à tuer tout le monde et d’abord la famille riche, pourtant bien intentionnée, qui leur avait offert un gagne-pain. Ce n’est peut-être pas un hasard si ces deux films, très différents mais pareillement radicaux dans leur dénonciation des injustices sociales et leur ton apocalyptique, ont récolté les deux prix les plus prestigieux de l’année. Ils tordent et réinventent les codes du cinéma populaire pour nous tendre un miroir dans lequel se reflètent les monstres que la société ultralibéraliste a engendrés.
Systemsprenger (c) Weydemann Bros.
Systemsprenger de l’Allemande Nora Fingscheidt est une autre claque qui laisse le public exténué et choqué. La protagoniste, une toute jeune fille de neuf ans, traumatisée et maltraitée dès sa petite enfance, maladroitement aimée par une mère elle-même dépassée et fragile, est trimballée de famille d’accueil en centre protégé. Imprévisible, ultrasensible, intelligente et hyperagressive, Bennie (interprétée par l’incroyable Helena Zengel) se laisse pourtant amadouer par Micha, un accompagnateur scolaire auquel elle s’attache plus que de raison. Car malgré toutes les bonnes intentions, malgré l’engagement et l’attention des travailleurs sociaux, le « système » dans son ensemble (les institutions de protection de l’enfance, l’hôpital, l’école) s’avère incapable d’aider les enfants comme Benni. Elle veut l’amour et la sécurité d’une famille, or c’est précisément ce que Micha ne peut pas lui offrir. Alors à nouveau, Benni pète les plombs.
La réalisatrice a développé une écriture cinématographique originale qui lui permet de traduire, sans rien enjoliver mais en la rendant un tant soit peu supportable par le recours à l’imagination et au rêve, l’immense souffrance de cette gamine. Elle dit avoir fait le film pour attirer l’attention sur les enfants comme Bennie dont la société préfère taire l’existence. Ils se trouvent aussi au Luxembourg où, comme en Allemagne, les travailleurs sociaux doivent tenter de les gérer avec les moyens du bord et sans toujours les moyens financiers, humains et institutionnels nécessaires. A ces enfants invisibles, Bennie donne un visage et une voix. Systemsprenger est un film indispensable.
La fameuse invasion des ours en Sicile (c) Pathé
Même les dessins animés pour enfants s’y mettent pour dénoncer la société corrompue des hommes qui ne se contentent jamais de ce qu’ils ont mais veulent toujours plus d’argent et de pouvoir. La fameuse invasion des ours en Sicile est une adaptation d’une fable de Dino Buzzati, mise en images par le dessinateur italien Lorenzo Mattotti. D’une beauté esthétique saisissante (chaque scène est un émerveillement !), le film raconte comment un ours devint le roi d’une ville en Sicile et comment il décida de renoncer à la civilisation des hommes pour retrouver la vie plus simple des ours sauvages. On regrette juste le personnage falot et curieusement moche de la fille dans l’histoire.
Et puis il y a encore Sorry We Missed You, charge virulente de Ken Loach contre ce qu’on appelle désormais l’« uberisation » dans le monde du travail, Fritzi – Eine Wendewundergeschichte – coproduit au Luxembourg par Doghouse Films – qui raconte aux jeunes spectateurs la chute du mur (mardi 5 novembre, le romancier allemand Jochen Schmidt présentera le film au ciné Utopia à 19h00!), Alice et le maire avec Fabrice Luchini, comédie douce-amère sur le monde de la politique, A Rainy Day in New York, nostalgique déambulation amoureuse de Woody Allen à travers un New York fantasmé, Péitruss, deuxième long métrage du Luxembourgeois Max Jacoby ou le magnifique Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, récit poétique, féministe, bouleversant de deux femmes qui rêvent d’amour, de beauté, d’art et de liberté.
Donc oui, il y a plein de choses à voir au cinéma !
Fritzi – Eine Wendewundergeschichte sera présenté par le romancier Jochen Schmidt ce mardi 5 novembre à 19h00 au ciné Utopia (c) Doghouse Films
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