forum_C : „Le temps des ouvriers“ de Stan Neumann

★★★★☆

Le confinement a pris forum_C au dépourvu. Plus de cinéma, plus de festivals et un état de sidération général, bientôt suivi par une multitude de conseils émanant dans tous les médias et réseaux sociaux sur les films, séries et spectacles à voir en ligne. Ce fut comme une véritable ruée sur toutes les images qui bougent sur internet et même à la télévision que certains disaient déjà moribonde, comme s’il fallait absolument s’évader à travers le petit écran de ces quatre murs derrière lesquels on se retrouvait soudainement enfermés. Face à ce déferlement d’images, on a préféré prendre un moment de recul.

Aujourdhui, alors que le déconfinement se met en place, forum_C reprend du service, même si la réouverture des salles n’est pas pour tout de suite.

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photographie: Lewis Hine

Cette fillette, plantée entre deux énormes machines qui semblent prêtes à l’écraser, a été photographiée en 1908 en Caroline du Sud par Lewis Hine. Hine a documenté durant dix ans pour le National Child Labor Committee USK les conditions dans lesquelles travaillaient alors les enfants. Dans les filatures, on les utilisait à partir de 5 ans, un âge où ils étaient encore assez petits pour se glisser dans l’espace restreint sous les machines et réparer les fils.

C’est l’histoire des ouvriers et ouvrières dans les usines que raconte le réalisateur Stan Neumann dans la série documentaire Le temps des ouvriers, diffusée sur arte.

Neumann n’est pas un inconnu pour le public de la chaîne arte pour laquelle il a auparavant dirigé de nombreux documentaires sur l’art et la littérature, mais aussi en 2017 Lénine / Gorki, la Révolution à contretemps. Ce qui lui a peut-être donné l’idée de cette série dans laquelle le „temps“ a plusieurs significations. C’est celui de l’ère historique couvrant un peu plus de deux siècles durant lesquels est née, s’est imposée et a disparu en tant que telle la classe ouvrière en Europe. Mais aussi le temps contrôlé par les patrons à coups de sonneries, de cloches, de règlements et de pressions diverses, qui a remplacé brutalement au 18e siècle un rythme de vie auparavant dicté par la nature et maîtrisé par le travailleur lui-même.

(c) Les Films d’Ici

Chaque épisode traite à la fois un moment de l’histoire des ouvriers et un thème en particulier. Dans le premier (Le Temps de l’usine), on apprend notamment comment les paysans anglais et écossais ont été au 18e siècle chassés des terres communes et forcés d’aller gagner leur pain dans les nouvelles usines de textile où étaient transformés la laine des moutons anglais et le coton récolté par les esclaves en Amérique. Le but des patrons en construisant ces usines qui ne fonctionnaient pas encore à la vapeur était de rationnaliser – déjà ! – le travail pour faire toujours plus en toujours moins de temps et à un moindre coût.

Au 19e siècle, l’accélération de la Révolution industrielle, sa propogation sur le continent européen et l’exploitation toujours plus aliénante qu’elle entraîne chez les ouvriers conduit peu à peu à la naissance d’une conscience ouvrière que viendront théoriser les premiers penseurs socialistes jusqu’à l’échec de la Commune de Paris et la propagation des écrits de Marx (Le Temps des barricades).

A la fin du 19e et au début du 20e siècle, l’ouvrier est de plus en plus perçu comme une machine. La gymnastique pratiquée aussi bien dans les usines qu’en-dehors, permet à la fois d’entretenir cette machine et de l’habituer aux gestes mécaniques et répétés indispensables pour accéler encore le rythme de travail (Le Temps à la chaîne). Après 1918, le taylorisme se généralise. La frustration et la colère des ouvriers sont récupérées par le fascisme et le national-socialisme montants.

Fresque murale représentant les vertus du socialisme à Berlin (c) Alamy

Après la brève euphorie du Front populaire, la guerre d’Espagne, puis la guerre tout court viennent mettre un terme brutal à l’espoir d’une vie meilleure pour les ouvriers. Après 1945 et malgré encore quelques sursauts, c’est Le Temps de la Destruction, avec les désillusions créées par les démocraties dites populaires à l’Est et la dilution de la culture ouvrière dans la société de consommation des Trente Glorieuses à l’Ouest, jusqu’à la désindustrialisation et son cortège de chômeurs et de „nouveaux pauvres“.

Parallèlement à cette plongée passionnante dans l’histoire, Neumann donne la parole à des ouvriers et ouvrières d’aujourd’hui dont les témoignages rappellent que, si la classe ouvrière n’est plus censée exister, l’exploitation des travailleurs continue, la solidarité et les syndicats en moins. Il fait aussi intervenir des historiens et historiennes dont beaucoup sont également d’anciens mineurs ou sidérurgistes ou du moins sont issus de familles ouvrières. Loin de se prétendre « objective », la série prend ainsi résolument le parti des ouvriers en replaçant leur trajectoire dans un contexte historique et économique plus large.

A contrario de beaucoup de récits contemporains qui célèbrent une nostalgie hypocrite de la vie ouvrière, Neumann et ses interlocuteurs, aidés en cela par la narration prise en charge par le chanteur Bernard Lavilliers, exaltent sans sentimentalisme la culture et la communauté ouvrières et mettent dès que faire se peut l’accent sur les revendications, les insurrections ou les plus modestes mais non moins jouissifs détournements des moyens de production et du temps de travail pour fabriquer des « perruques », des objets personnels, utilitaires ou artistiques, par lesquels les  ouvriers reprennent un peu de cette autonomie que l’usine leur vole.

Soutenu et structuré par un excellent travail sur l’animation et les images d’archives, Le Temps des ouvriers arrive au bon moment, alors que le coronavirus rend cruellement évidentes les injustices sociales et fait ressortir de l’ombre des catégories de travailleurs qui avaient été relégués dans l’invisibilité par la destruction de la classe ouvrière.

Manufacture de toile de jute en Italie dans la ville de Terni, ouvrières au travail
(c) Les Films d’Ici

Le Temps des ouvriers est disponible en streaming sur le site arte.tv jusqu’au 26 juin 2020.

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