„Énorme“ de Sophie Letourneur

★★★☆☆

(Viviane Thill) Pour les spectateurs luxembourgeois, le début de Énorme a de quoi désarçonner. La porte qui est poussée au tout premier plan est celle de l’Hôtel Melia au Kirchberg ! D’habitude, on ne voit les décors nationaux que dans les coproductions. Mais là, non, le personnage principal du film est une pianiste célèbre engagée pour un concert à la Philharmonie.

Elle s’appelle Claire (Marina Foïs). Elle est connue, adulée mais très effacée. Son mari Fred (Jonathan Coen), qui est aussi son assistant et son manager, parle pour elle, organise pour elle et décide pour elle. A tel point que c’est lui que l’employé à la réception prend pour la star. Visiblement rompu aux désirs des artistes masculins, il lui demande discrètement s’il souhaite « un deuxième oreiller ». Mais c’est Fred qui sert de « deuxième oreiller » à Claire quand il s’agit de la détendre avant le concert. Jamais on n’a vu au cinéma cunnilingus exécuté avec plus de méticulosité et moins de passion.


(c) Indie Sales

A ce moment-là, on est déjà à New York. Ou en Italie ou au Japon. On ne sait plus très bien car la vie de Claire et Fred se passe essentiellement dans les avions qui les mènent d’une salle de concert à l’autre dans le monde. Toute entière centrée sur son art, Claire semble incapable de fonctionner de manière autonome dans le monde réel. Indifférente aux autres, implacablement rationnelle, elle est aussi complètement insensible à tout ce qui pourrait relever d’un second degré, ce qui donne lieu à quelques moments comiques. A l’inverse, le personnage de Fred est volubile, serviable et émotif au plus haut point. Après avoir par hasard tenu un nouveau-né dans ses bras, il décide qu’il en veut un aussi. Pour Claire, il n’en est pas question mais comme il gère aussi sa prise de pilule… Quelque chose grandit dans le ventre de Claire. Un corps étranger qui, dans son esprit, ne peut être qu’un cancer. « Un bébé cancer » s’écrie-t-elle-même quand elle réalise enfin que Fred lui a fait un enfant dans le dos.

Énorme est le quatrième long métrage de Sophie Letourneur mais – sauf erreur – le premier à sortir au Luxembourg. Cela nous offre l’occasion de découvrir une réalisatrice qui se démarque par un style et un univers à la fois résolument terre à terre, burlesques et déroutants. La plupart de ses films sont centrés sur des bandes de filles (souvent interprétées par des actrices non professionnelles dont la réalisatrice elle-même) qui se débattent comme elles peuvent avec leurs histoires d’amour. On est cependant très loin des romcoms et autres mièvreries hollywoodiennes, et tout au contraire de plein pied dans une réalité que Sophie Letourneur reconstitue souvent à partir de situations vécues et d’improvisations qui sont ensuite rejouées. Ses films paraissent tournés sur le vif mais sont en fait très construits. Pour Énorme, elle a ainsi filmé de vrais médecins et sages-femmes répondant à de vraies patientes ou à des acteurs improvisant un texte. Les contrechamps avec Marina Foïs et Jonathan Coen ont ensuite été conçus en fonction de ces plans documentaires pour donner l’illusion qu’ils discutent ensemble. Curieusement, on a l’impression que ces gens, qui sont de « vrais gens », parlent faux alors qu’ils ne parlent tout simplement pas « comme au cinéma » !


(c) Indie Sales

Il en résulte un curieux effet de décalage qui augmente encore le sentiment d’étrangeté qu’on ressent en regardant le film. Et comme dans ses oeuvres précédentes, Sophie Letourneur évacue toute sentimentalité. La grossesse n’est pas filmée comme un bonheur, c’est le moins qu’on puisse dire. Claire ne veut pas d’enfant en général et elle ne veut pas de cet enfant-là dans son ventre. Fred s’étant débrouillé pour que les délais légaux d’avortement soient dépassés, elle n’a qu’une hâte : se débarrasser aussi vite que possible de cette chose pour se consacrer de nouveau à la musique. Les champs-contrechamps imposés par le processus de réalisation (et utilisés également dans les scènes avec les acteurs professionnels), le format carré, le fait d’avoir tourné la quasi-intégralité du film en intérieurs : tout contribue au sentiment d’enfermement et d’immobilité forcée que ressent Claire. D’autant plus que Fred, qui a l’habitude de tout faire à sa place, est également résolu à vivre sa grossesse! Jonathan Coen cabotine à tout va dans le rôle, exténuant par moments non seulement sa femme mais également le spectateur. Mais tandis que lui court dans tous les sens, fréquente les séances de préparation à la naissance et meuble la chambre du futur bébé, le ventre de Claire prend littéralement toute la place – il devient énorme – et comme les ailes géantes de l’albatros, l’empêche de se déplacer et surtout de jouer du piano. Ce corps sur lequel tout le monde à part elle s’extasie, elle ne le comprend plus. Quand l’enfant va-t-il sortir, à quoi reconnaît-on la perte des eaux, comment se passe la naissance ? Claire apprend que tous ces détails physiques, qui sont généralement donnés au cinéma comme allant de soi, ne vont pas de soi du tout !


(c) Indie Sales

Le décalage entre ce qu’on en montre généralement et la profonde étrangeté de la grossesse, observée froidement avec la rationalité de Claire, brise un réel tabou au cinéma, de même que le choix résolu d’une protagoniste qui refuse catégoriquement d’avoir un enfant. On regrette d’autant plus qu’à la fin, le film retombe quelque peu dans une sorte de glorification de la maternité : grâce à sa grossesse non voulue, Claire finit paradoxalement par retrouver la maîtrise de sa vie. Elle réapprend à parler en son propre nom et à décider pour elle-même. Le film se clôt sur l’interprétation très émotionnelle du concerto en sol de Ravel qu’elle interprète avec un orchestre, elle qui ne jouait jusqu’alors qu’en soliste. Comme si pour s’épanouir enfin en un être humain à part entière, il lui avait fallu cette maternité, même imposée. Selon Sophie Letourneur, c’était une façon d’obliger son personnage à lâcher prise et se confronter à elle-même. Il n’empêche qu’elle vient ainsi conforter une représentation traditionnellement négative au cinéma de la femme sans enfant.

Énorme n’en reste pas moins une vraie découverte et la révélation d’une cinéaste originale et déroutante.

Trois courts métrages de Sophie Letourneur sont disponibles sur le site (payant) Bref Cinéma.

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