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„Leur seule chance est la panne“ – „Trafic“ de Jacques Tati
En ce mois de décembre, forum consacre un dossier spécial à l’automobile. A ce sujet, le film Trafic de Jacques Tati, réalisé il y a tout juste 50 ans, se révèle à la fois prémonitoire et salutaire.
(Viviane Thill) Trafic, c’est l’histoire d’une ligne droite qui ne file plus droit. D’un trajet tracé d’avance qui bifurque sans crier gare. D’un axe horizontal auquel on préfère soudain la verticale. M. Hulot (Jacques Tati) marche le long d’une autoroute, un bidon vide à la main. De l’autre côté, un homme, également à la recherche d’essence, vient à sa rencontre. D’évidence, le salut ne viendra pas de l’axe horizontal. L’homme hésite, puis coupe soudain à travers champs, part à la verticale dans l’image, suivi par M. Hulot.

(c) DR
Tout au long du film, M. Hulot empruntera ainsi, à son corps défendant mais non sans malice, des itinéraires bis. Ingénieur dans une petite société automobile, il avait pourtant une mission simple : transporter de A (Paris) à B (Amsterdam) le prototype d’un camping-car, ingénieux « produit de l’imagination française », pour l’exposer dans un salon international à Amsterdam. Mais voilà : M. Hulot n’est pas très bon en lignes droites. Dès le début du film, celle qu’il tente de tracer sur un bout de papier est sans cesse déviée par l’arrivée impromptue dans son bureau de divers personnages. L’« imagination française » de M. Hulot est ouverte à tous les vents, son prototype est unique, contrairement aux voitures qui sortent à la chaîne de l’usine montrée pendant le générique. Là, tout accident de fabrication est aussitôt mis à la casse.

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En compagnie du chauffeur Marcel et précédé de son patron et de Maria, définie comme une « public relations » quelque peu hyperactive, M. Hulot va accumuler durant le trajet pannes diverses, détours, contre-temps et accidents. Comme le dit un critique français cité dans un dossier pédagogique dédié au film, Trafic est une comédie du ralenti. Le film est plus exactement constitué d’une série de variations sur la vitesse, de Maria qui fonce à toute allure dans de constants aller-retours assez futiles, jusqu’à cette merveilleuse scène, lorsqu’au lendemain des premiers pas de l’homme sur la lune suivis à la télévision, Marcel et un garagiste réparent le camping-car comme s’ils étaient dans l’espace… ou dans un film au ralenti.
Tati observe avec circonspection le règne de la voiture, ici symbole d’un progrès qui réduit les hommes à l’état de machines et donne parfois de façon inattendue vie aux machines. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’on aperçoit ça et là des bicyclettes (accessoire fameux de Jour de fête, premier grand succès de Jacques Tati en 1949) abandonnées. Le monde a changé. Dans un entretien accordé au Figaro (26 mai 1960), le réalisateur expliquait: « Les gens ne savent plus rire parce que, dans leurs cages roulantes, ils n’ont plus aucun contact ni avec la nature, ni avec leurs semblables. Leur seule chance est la panne. »

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Car la panne force à s’arrêter et, en s’arrêtant, à contempler les choses d’un œil nouveau. Tati disait aussi : «Je ne souhaite pas autre chose qu’apprendre aux gens à regarder. » Son cinéma est lui-même une sorte d’itinéraire bis. Aux productions commerciales qui visaient et visent toujours à en mettre « plein la vue », Tati oppose une lenteur calculée et une sobriété exemplaire qui rendent son cinéma parfois ardus mais obligent à mieux regarder pour mieux y voir. Car non seulement les personnages ont tendance à se perdre dans les plans larges mais beaucoup de gags sont cachés dans l’image et passent inaperçus pour le spectateur inattentif.
Venant après Playtime (1967), chef d’œuvre aujourd’hui unanimement célébré mais qui fut à l’époque un fiasco monumental qui ruina Tati, Trafic a souvent été traité comme une œuvre mineure. 50 ans plus tard, il se révèle non seulement une pertinente et prémonitoire réflexion sur la voiture et la société de consommation dont elle est l’un des emblèmes, mais aussi une magistrale leçon de mise en scène : les couleurs, la construction de chaque plan, l’utilisation d’éléments symboliques (cercles, flèches, etc.), les espaces, le jeu constant sur les mimétismes et les dédoublements (un paillasson est pris pour un chien et les fesses d’un bébé pour la poitrine d’une femme!), le travail inégalé sur le son, la subtilité des gags et la dérision poétique du regard de Tati sur toutes choses en font un vrai régal et un beau cadeau de Noël.

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Ce film, ainsi que d’autres de Tati, sont disponibles sur le site Cinetek, dans la magnifique restauration réalisée par sa nièce Macha Makeïff, Jerôme Deschamps et Philippe Gigot.
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