Netflix et co. vont-ils tuer les salles de cinéma? Ce n’est heureusement pas sûr mais les spectateurs vont devoir montrer qu’ils préfèrent la magie du grand écran à l’image d’un ordinateur.

Toutes les photos illustrant cette article proviennent de la Library of Congress qui les met à disposition pour réutilisation.

Le 28 décembre, nous aurions, dans un monde normal, fêté le 125e anniversaire de la première séance payante du cinématographe. Mais pour la première fois dans cette longue histoire, les salles de cinéma sont restées fermées une grande partie de l’année.


Movie theater. Southside, Chicago, Illinois, vers 1941. Photographe: Russell Lee

Depuis le confinement au printemps, les plateformes de streaming SVOD, la télévision et les dvd ont remplacé les salles de cinéma. Mais si ces techniques ne sont pas nouvelles, elles n’ont jusqu’à présent été, pour beaucoup de cinéphiles, qu’un pis-aller, un ersatz qui ne saurait remplacer l’expérience du grand écran et de la salle noire avec son côté caverne de Platon, à la fois refuge et chimère, repli sur soi et ouverture sur d’autres mondes. Un endroit où l’on rêve, rit et où on a peur tous ensemble en même temps. « Bigger than life » disent les Anglosaxons et Jean-Luc Godard ironise que « quand on va au cinéma, on lève la tête ; quand on regarde la télévision, on la baisse ».

„Le but des plateformes n’est pas de rentabiliser tel ou tel film mais d’augmenter le nombre global de leurs abonnés.“

Depuis le premier confinement, certains croient devoir annoncer la mort des salles, alors que d’autres se demandent plus prosaïquement à quoi elles vont ressembler à l’avenir. Si la télé, la VHS et le dvd n’ont pas réussi à les reléguer vraiment à l’arrière-plan, Netflix et consorts y parviendront-ils ? Depuis le confinement, Netflix est passé de 167,1 à 195,5 millions d’abonnés. Amazon Prime Video en a 142 millions. Disney Plus a même attiré 86,8 millions d’abonnés en un peu plus d’un an d’existence. Parallèlement, la fréquentation des salles de cinéma a chuté en 2020 de 70% en France et de 80% aux Etats-Unis ! Les spectateurs reviendront-ils tous ou se seront-ils habitués au confort de leur salon et se contenteront-ils de baisser dorénavant la tête devant un petit ou moyen écran ?


vers 1912

Une industrie du cinéma sans les salles

La fermeture des cinémas encourage certains studios à expérimenter ce que pourrait être une industrie du cinéma sans les salles (et sans télévision). C’est notamment le cas de WarnerMedia dont les responsables ont d’ores et déjà annoncé qu’ils allaient en 2021 sortir tous leurs films directement sur leur nouvelle plateforme HBO Max (dans les pays où elle est déjà disponible, ce qui n’est pas le cas au Luxembourg), Alors certes, ils proposent aux exploitants de salles de projeter ces films en même temps mais certains refusent de jouer à ce jeu-là qui va les priver d’une partie de leurs revenus sans diminuer leurs dépenses. Legendary, la société de production de Dune, le plus attendu des films concernés, menace de porter plainte contre Warner. Son réalisateur Denis Villeneuve a appris dans la presse que son film sortirait directement sur une plateforme SVOD et il est d’autant plus furieux que la sortie (prévue initialement fin 2020) avait été décalée en octobre 2021 dans l’espoir d’échapper au coronavirus. Il accuse HBO Max de se faire de la pub sur son dos et craint qu’une diffusion parallèle en streaming ne permettra au final pas à son film de rentrer dans ses frais et empêchera ainsi la production d’une suite, pourtant déjà prévue.

Le but des plateformes n’est en effet pas de rentabiliser tel ou tel film mais d’augmenter le nombre global de leurs abonnés. Les films ne sont dans cette constellation qu’un produit d’appel interchangeable même si certaines plateformes essaient de faire croire le contraire. Elles profitent de la défection des studios hollywoodiens qui ne produisent depuis quelques années que des films de superhéros et de très gros blockbusters en négligeant non seulement un cinéma plus ambitieux mais plus généralement tout ce qui rapporte moins ou n’est pas commercialisable dans le monde entier. D’après un rapport établi par l’agence Bloomberg sur la production des studios hollywoodiens, la part des comédies et comédies romantiques est tombée de 25% à 7% entre 2000 et 2020 et celle des « drames » (entendez : des films s’adressant à un public d’adultes) a chuté de 23% à 12% dans le même laps de temps tandis que la catégorie action/aventures connaissait une hausse de 35% à 60% !


Grauman’s Chinese Theater, Hollywood, California, 1977. Photographe: John Margolies. Netflix a racheté ce cinéma historique pour y montrer ses films en séance spéciale.

Netflix sauvera-t-il les cinéastes?

Les cinéastes œuvrant dans les genres délaissés n’ont d’autre recours que de se tourner vers les plateformes et en premier lieu Netflix. Les frères Coen, Martin Scorsese, Spike Lee, Charlie Kaufman ou George Clooney ont ainsi pu produire ou terminer leur film grâce à Netflix qui met parfois plus de 100 millions de dollars sur la table. En 2021, on y découvrira notamment en exclusivité les nouveaux films de Paul Greengrass (News of the World), Jean-Pierre Jeunet (Bigbug), Andrew Dominik (Blonde), Paolo Sorrentino (The Hand of God) ou Jane Campion (The Power of the Dog).

En 2019, Netflix a rejoint le club très fermé de la Motion Picture Association of America qui regroupe les grands studios hollywoodiens (outre Netflix : Paramount Pictures, Sony Pictures, Universal Pictures, Walt Disney Studios et Warner Bros.) Tout cela grâce à deux hommes : Ted Sarandos,  responsable de la stratégie de contenu (car chez ces gens-là, on parle de « content » et non de films) et co-PDG avec Reed Hastings ainsi que Scott Stubber, ancien de Universal passé en 2017 chez Netflix où il dirige maintenant la production des longs métrages. Netflix possède ou loue des studios dans différentes lieux de par le monde et va entre autres investir un milliard de dollars dans celui du Nouveau-Mexique. Les productions Netflix ont reçu 24 nominations aux Oscars 2020 et même la France, pourtant irréductible petit Gaulois qui refusait jusqu’à présent de leur ouvrir sa compétition à Cannes, est en train de vaciller. Netflix a passé des accords de collaboration avec des écoles de cinéma comme la Femis, les Gobelins et Kourtrajmé (l’école de Ladj Ly, le réalisateur de Les misérables). La plateforme devenue studio à part entière a par ailleurs libéré plus de 100 millions de dollars (dont plus d’un million en France) pour venir en aide aux professionnels du cinéma lésés par la pandémie.

„Les salles ne survivront que si le public les sollicite et démontre que, sommé de choisir, il préférera toujours voir les films sur grand écran.“

Ce qu’oublient toutefois les cinéastes qui se réjouissent d’être financés par la plateforme, c’est que leurs œuvres ainsi produites sont certes accessibles dans le monde entier (par comparaison à quelques cinémas d’art et d’essai) mais risquent également d’être noyées dans la masse. Il semblerait que même les films les plus mis en avant sont majoritairement vus dans la première semaine de leur sortie sur Netflix. Ensuite, ils disparaissent dans les tréfonds du catalogue. Mais à vrai dire personne ne sait vraiment combien de gens regardent un film car Netflix publie très peu de statistiques et seulement celles qui l’arrangent. Et quand la plateforme annonce des chiffres, il n’est jamais très clair de quoi il s’agit. Un film est-il compté si l’internaute le regarde en entier, à 70% ou suffit-il qu’il voit deux minutes pour apparaître dans les statistiques ? De plus, il est évident dans les rares chiffres mis à disposition que les grands cinéastes figurent peu dans les films les plus vus. Pendant combien de temps Netflix va-t-il alors continuer à les produire, surtout si la concurrence se fait plus rude ?


Crowd coming out of Regal movie theater. Southside of Chicago, Illinois, vers 1941. Photographe: Russell Lee

Le cas français

Si les plateformes prennent encore en compte les salles qui rapportent malgré tout de l’argent, et surtout du prestige et de la publicité, elles ne sont pas disposées à attendre leur tour dans la chronologie des médias. En France, celle-ci définit un ordre précis dans lequel les différents médias ont le droit de diffuser un film. Entre la sortie en salle et la SVOD, il y a ainsi un délai de… 36 mois ! Aucune plateforme n’est prête à attendre trois ans avant de mettre à disposition un film qu’elle a produit, une sortie simultanée n’est pas possible et les films en questions ne passent donc en France que sur les plateformes. Au Luxembourg où une telle réglementation n’existe pas, les exploitants ont fini, après un temps d’hésitation, par accepter de collaborer avec la SVOD. On the Rocks (Sofia Coppola) puis Mank (David Fincher) sont ainsi sortis en salle au Luxembourg juste avant leur mise en ligne respectivement par Apple TV et Netflix, donnant au moins aux cinéphiles la chance de les voir sur grand écran et aux exploitants l’occasion de remplir une programmation peu abondante pour cause de pandémie.


Children in front of moving picture theater, Easter Sunday matinee, Black Belt, Chicago, Illinois, vers 1941. Photographe: Edwin Rosskam

En France, les choses sont encore plus compliquées. Rappelons que les salles (et donc indirectement les blockbusters américains) et les télévisions contribuent, en reversant une partie de leurs recettes, à financer le cinéma français qui, à son tour, finance une grande partie des films internationaux par le biais de coproductions. Des baisses dans les recettes des salles et des télévisions (également menacées par les plateformes) pourraient donc avoir un effet désastreux sur le cinéma non seulement français mais bien au-delà. Le gouvernement bataille actuellement pour faire payer également les plateformes et apparemment elles ont fini par accepter de contribuer au financement du cinéma français à raison de 20 à 25% de leurs chiffres d’affaires réalisé dans l’Hexagone (ce qui coûterait par exemple 150 à 200 millions d’euros par an à Netflix). En contrepartie, elles attendent bien évidemment des avantages, notamment en matière de chronologie des médias.

Le secteur est donc en plein chamboulement et il est difficile de prévoir comment il va se développer après la crise sanitaire. Les exploitants auront certes des efforts à faire pour redonner l’envie de revenir dans le salles. Mais les spectateurs ont leur mot à dire, notamment en « achetant local » et en fréquentant les cinémas près de chez eux. Les salles ne survivront que si le public les sollicite et démontre que, sommé de choisir, il préférera toujours voir les films sur grand écran. Pour relever la tête !

Dune sortira-t-il sur grand écran?

 

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