„Never Rarely Sometimes Always“ d’Eliza Hittman
Never Rarely Sometimes Always est le troisième long métrage de la New Yorkaise Eliza Hittman mais le premier distribué au Luxembourg. Il a valu à la réalisatrice le Grand Prix du Jury au Festival de Berlin 2020 et un prix spécial du jury à Sundance, attribué spécifiquement pour sa tonalité « néoréaliste ».
Il n’est pas nécessaire de mettre à contribution le néoréalisme pour attirer l’attention sur ce film à la fois retenu et poignant. Poignant parce que retenu. Eliza Hittman y raconte l’odyssée de deux jeunes filles, d’une petite bourgade en Pennsylvanie vers New York où va avorter l’une d’elles. C’est un film sur le combat incessant des femmes pour rester maîtresses de leurs corps, sur les continuelles micro-agressions auxquelles elles font face et les subterfuges qu’elles sont obligées d’inventer pour y échapper. C’est aussi l’histoire d’une détermination et celle d’une belle amitié qui n’a pas besoin de mots.

Automn (Sidney Flanigan) a 17 ans et quand le film commence, elle interprète à la guitare une chanson des années 1960 intitulée He’s Got the Power. Mais ce jovial aveu de soumission au « pouvoir de l’amour » exercé par la gent masculine sur l’ensemble des femmes ressemble dans la bouche d’Automn à une confession qui semble mettre son public (et le public du film) étrangement mal à l’aise. Quand elle est interrompue par un de ses camarades qui la traite de « salope » (« slut »), on craint le pire. Mais Automn, bien que décontenancée, poursuit son numéro jusqu’à la fin. En moins de deux minutes, cette scène d’introduction situe le personnage et la thématique du film. Le rideau rouge derrière Automn et la façon dont elle se tient figée sur la scène, filmée alternativement en plan d’ensemble et en gros plan, donne à la séquence des airs de David Lynch. Et de fait, il va s’agir de déchirer le rideau et de montrer la réalité derrière cette anachronique fête de lycée. Loin du surréalisme à la Lynch, on se trouve toutefois ici dans un univers beaucoup plus réaliste, assez typique du cinéma indépendant américain mais que Eliza Hittmann utilise, et transcende à l’occasion, avec une rare maîtrise.

Automn ressemble à n’importe quelle lycéenne en révolte contre sa famille mais en l’occurrence, elle a un problème majeur : elle se croit enceinte et se rend pour un test dans ce qu’aux États-Unis, on appelle un « crisis pregnancy center ». Très controversés, ces établissements se trouvent souvent à proximité des centres d’avortement. Sans véritables connaissances médicales ni équipement adéquat (le test proposé à Automn est celui qu’elle aurait pu acheter elle-même à la pharmacie), les personnes qui y travaillent veulent en premier lieu persuader les femmes de ne pas avorter. Elles leur fournissent à cet effet des brochures sur l’adoption, leur font entendre le battement de cœur du fœtus ou leur montrent des vidéos décrivant en images sanglantes « l’assassinat de bébés ».
„Ce pouvoir […] que les hommes estiment tout naturellement avoir sur les femmes est mis en scène de plusieurs manières.“
Dans le cadre de la préparation du film, Eliza Hittman a visité ces centres mais Never Rarely Sometimes Always ne discute pas les pour et contre. Il n’est simplement pas question pour sa protagoniste de mettre au monde cet enfant. Comme Automn a le sentiment qu’elle ne pourra pas en parler à sa mère et qu’en Pennsylvanie, l’avortement n’est légalement possible aux mineures qu’avec le consentement parental, elle n’a d’autre choix que de se rendre à New York, accompagnée par sa cousine Skylar (Talia Ryder).

Trainant une grosse valise qui semble avoir pour première fonction de symboliser le poids porté par ces jeunes filles, elles s’engouffrent dans une métropole grouillante et inhospitalière (magnifiquement filmée par la directrice de la photo Hélène Louvart), à mille lieues de la vision romantique de New York généralement véhiculée par le cinéma. « La ville qui ne dort jamais » prend ici une nouvelle signification quand, forcées de passer deux nuits dans New York sans argent pour un hôtel, Automn et Skylar vont trainer de café en métro et devront appeler à l’aide un jeune homme rencontré par hasard, tout en sachant qu’il va profiter de la situation.

Le pouvoir (de l’amour parfois) que les hommes estiment tout naturellement avoir sur les femmes, est mis en scène de plusieurs manières, parfois de façon crue (une main agrippée, une masturbation) mais aussi par des regards insistants, des gestes qui paraissent anodins mais ne le sont pas, des paroles ambiguës. Les filles ne se révoltent pas contre cela, elles font avec parce qu’elles n’ont pas le choix. Et la réalisatrice ne dramatise rien. Elle procède par petites touches et par ellipses, toujours aux côtés d’Automn qui parle peu (et surtout pas des hommes ce qui constitue une rareté dans un film américain) mais ne perd jamais son but de vue. Et c’est encore sans mots qu’elle nous laisse deviner ce qu’Automn a subi, dans un long plan sans interruption sur le visage de la jeune fille qui se décompose dans la scène la plus bouleversante du film et qui lui donne son titre.
La détermination d’Automn, et l’amitié également sans beaucoup de paroles mais à toute épreuve qu’elle partage avec Skylar, font la force de ce film, impressionnant par ce qu’il raconte tout autant que par sa mise en scène sensible et puissante.
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