Luxfilmfest_02: Le cinéma, miroir du monde

Malgré son titre accrocheur, Bad Luck Banging or Loony Porn aurait pu passer inaperçu au programme du 11e Luxembourg City Film Festival. Il doit sa présence dans la section « Made in/with Luxembourg » au fait d’avoir été coproduit au Luxembourg par PTD. Mais de façon assez inattendue, le film vient de remporter l’Ours d’Or au festival de Berlin. Le voici donc au centre de toutes les attentions.

(c) microFILM / PTD

Un monde laid, bête et méchant

Le réalisateur roumain Radu Jude n’est pas un inconnu au Luxembourg où le festival CinEast présente régulièrement ses films. Son long métrage Everybody in Our Family y avait reçu le Grand Prix en 2012. Cinéaste éclectique et volontiers provocateur, Jude dénonce dans ses films la corruption, l’hypocrisie et l’amnésie historique de la Roumanie en particulier et des sociétés occidentales en général. Bad Luck Banging or Loony Porn ne fait pas exception à cette règle. Il commence par des images dites « sexuellement explicites » d’un couple en train de filmer ses ébats. Puis passe assez abruptement dans les rues de Bucarest où on suit une jeune femme prénommée Emi (Katia Pascariu) dont on apprend qu’elle est la protagoniste de la vidéo vue auparavant et que cette vidéo a fuité sur internet. Elle est prof d’histoire dans un lycée renommé et, en attendant une réunion de crise prévue le soir même avec les parents d’élèves, elle déambule dans la capitale roumaine. La caméra la suit en s’attardant comme en passant sur certains détails grotesques, incongrus ou sordides. Il y a du Tati dans ce regard sur le monde moderne mais sans la tendresse de Tati. Chez Jude – et même si certaines images font sourire comme ce petit homme qui descend d’un immense SUV qu’il a garé sur un passage piéton – c’est la colère et l’indignation qui l’emportent face à la laideur et à la mascarade (au sens littéral : on est en pleine pandémie) de la société capitaliste, tout comme elles submergeront Emi dans l’extravagante scène finale.

❝Le réalisateur s’insurge contre cette supposée supériorité des sentiments par rapport à la rationalité. Pourquoi le cœur aurait-il toujours raison comme on ne cesse de nous l’asséner à longueur de journée ?❞

Mais avant d’en arriver là, Jude intercale un collage d’énoncés cyniques ayant un lien plus ou moins direct avec l’histoire et la société roumaines. On apprend ainsi que le mot le plus recherché sur internet est « blowjob »… suivi du terme « empathie ». D’une part, une grossièreté qui vire facilement à l’agressivité et de l’autre une sentimentalité affichée et hypocrite. A la lettre S comme « sentimentalité », le réalisateur s’insurge contre cette supposée supériorité des sentiments par rapport à la rationalité. Pourquoi le cœur aurait-il toujours raison comme on ne cesse de nous l’asséner à longueur de journée ? Pour Jude, tout semble plutôt prouver le contraire et il nous le démontre dans la troisième partie où il met en scène, dans un décor ultrakitsch, les parents d’élèves qui se rincent l’œil en visionnant la partie de jambes en l’air de l’enseignante tout en la submergeant d’insultes sous prétexte de vouloir protéger les enfants innocents de la pornographie… enfants dont on a par ailleurs appris qu’ils sont 60% en Roumanie à être maltraités.

(c) microFILM / PTD

Les échanges au cours de ce « procès » improvisé ressemblent à ceux qu’on lit sur les réseaux sociaux : dégradants, ignares, incultes. Ceux qui, du haut de leur affichée supériorité morale et de leurs sentiments prétendument blessés, accusent Emi d’obscénité parce qu’elle a filmé une relation sexuelle avec son mari, se révèlent eux-mêmes abjects, s’accrochant sans la moindre ambition de penser par eux-mêmes, à des poncifs et des mensonges. Le miroir que nous tend Radu Jude est celui d’une société laide, bête et  méchante.

(c) microFILM / PTD

Cela méritait-il un Ours d’or? Bad Luck Banging or Loony Porn est une oeuvre foutraque, inaboutie et kitsch qui, à défaut de véritablement désarçonner le spectateur, risque surtout de le lasser assez vite. Radu Jude rétorquerait sans doute qu’elle ne fait que refléter l’état de la société qu’il décrit. Tout le monde pourra se faire sa propre idée puisque le film sera projeté mercredi 10 mars et est accessible dans la version en ligne du festival.

(c) microFILM / PTD

Gunda, la star de la ferme

Radu Jude compare le cinéma au bouclier de Persée qui reflète l’image de la gorgone Méduse tout en lui permettant de s’en protéger. L’art nous aide ainsi à regarder la réalité en face. Dans Gunda du réalisateur russe Victor Kossakovsky, nous découvrons le monde à hauteur d’animaux de ferme filmés dans leur univers quotidien comme on filmerait des humains.

(c) Louverture Films

Présenté au Luxfilmfest dans le cadre de sa collaboration avec le Centre Neimënster, Gunda n’est pas un film animalier comme les autres. Il ne comporte ni musique ni couleurs ni commentaire. Rien pour nous distraire durant 90 minutes des faits et gestes des animaux devant la caméra. Et comme notre attention n’est pas sollicitée par autre chose, on regarde la truie Gunda et ses porcelets comme la plupart d’entre nous n’ont sans doute jamais regardé des cochons. D’autres images nous amènent au centre d’un groupe de poules apparemment sauvées d’un élevage industriel. Elles foulent la terre avec hésitation, puis s’élancent pour découvrir la liberté, l’une d’elle révélant un véritable esprit d’exploratrice malgré une jambe manquante. Les animaux ne sont pas anthropomorphisés mais filmés pour ce qu’ils sont : des individus doués de sensibilité et de personnalités différentes et reconnaissables. Dans l’une des plus belles séquences, deux porcelets s’amusent à attraper des gouttes de pluie.

(c) Louverture Films

Le film n’embellit pas pour autant la réalité. Deux porcelets sont blessés, Gunda piétine accidentellement un troisième. Leur sort ne nous est pas révélé. Les humains n’apparaissent pas mais à la fin, le réalisateur nous rappelle qu’ils sont les maitres invisibles de la vie et de la mort des animaux.  

Kossakovsky, qui est aussi et avant tout cameraman, a inventé des stratagèmes compliqués pour enregistrer ces animaux dans leur intimité. Un dispositif complexe permettait ainsi à l’équipe de rester à l’extérieur de l’étable tout en filmant Gunda et ses petits à l’intérieur où ils sont éclairés comme des stars. Le même soin a été apporté à l’univers sonore dans lequel baignent les animaux. Soutenu par Joaquin Phoenix qui a permis au film de connaître une plus grande notoriété, le résultat est un objet cinématographique surprenant par lequel Kossakovsky veut nous amener à au moins regarder en face les êtres qu’on tue pour manger. Ce lien entre le cochon et la côtelette dans notre assiette que la publicité s’efforce de nous faire oublier, Gunda le reconstitue. Sans moralisme ni pathos, mais par la seule grâce du cinéma.

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