Careless Crime (en compétition) est un film iranien qui parle de cinéma mais est en même temps profondément ancré dans l’histoire et la société iraniennes, alors que le documentaire The Mole Agent nous emmène dans une maison de retraite au Chili sur les pas du plus gentil des agents spéciaux.

L’Iran a une riche et très longue histoire cinématographique qu’on connaît d’autant plus mal que la plupart des films tournés avant la Révolution de 1979 sont aujourd’hui interdits dans le pays. Entre 60 et 90 films sont produits chaque année dont on ne découvre en Occident tout au plus qu’une demi-douzaine. Ceux-ci font le tour des festivals et des salles d’art et d’essai mais leurs réalisateurs sont parfois accusés en Iran de viser trop directement le public occidental. Ces œuvres, tout en ne se privant souvent pas de critiquer le régime au pouvoir, ont en effet un fort potentiel universel en favorisant notamment l’approche psychologique prédominante dans le cinéma américain et européen. Aussi bien Jafar Panahi que Mohsen Makhmalbaf et Asghar Farhadi, très aimés des critiques occidentaux, ont entendu de tels reproches.
La théorie des cordes
Il sera plus difficile de les adresser à Shahram Mokri (né un an avant la Révolution) qui ne prend pas ce genre de gants avec le public bien qu’il se serve dans Careless Crime d’une tradition solidement ancrée dans le cinéma iranien tel qu’on l’apprécie à l’étranger : celle du « film dans le film » et du jeu avec l’illusion cinématographique. On citera notamment ici Close-Up dans lequel Abbas Kiarostami racontait en 1990 l’histoire (réelle !) d’un escroc qui s’était fait passer pour le cinéaste Mohsen Makhmalbaf. Le vrai Makhmalbaf tournera cinq ans plus tard Salaam Cinema pour lequel il placera une (fausse) annonce afin de recruter des acteurs et actrices et de filmer les auditions. Plus récemment, Jafar Panahi a joué son propre rôle (ou celui d’un réalisateur nommé Jafar Panahi ?) dans son très beau film Trois visages (2018).

Dans Careless Crime, tout tourne donc autour du cinéma qui fut aussi au cœur d’une tragédie nationale. En 1978, un incendie criminel a ravagé une salle de cinéma à Abadan (dans l’ouest de l’Iran), tuant plus de 400 personnes en train de regarder The Deer (Massoud Kimiai, 1974), un film peu connu chez nous mais qui compte parmi les grands classiques du cinéma iranien. Il met en scène deux personnages, l’un toxicomane et l’autre voleur, des laissés-pour-compte de la modernisation de l’Iran sous le Shah. L’attentat fut tour à tour imputé aux islamistes et aux soutiens du Shah et provoqua des manifestations qui contribuèrent à déclencher la révolution islamique. Voilà pour le contexte historique qu’il faut au moins connaître pour comprendre certaines des choses qui sont dites et faites dans le film. Mokri reconstitue en quelque sorte ces faits mais en les faisant osciller entre plusieurs dimensions temporelles, ce que le public ne réalise pas tout de suite.
❝Careless Crime semble par moments s’enrouler sur lui-même comme si des univers parallèles s’entrechoquaient… ou comme si l’Histoire se mordait la queue.❞
Les multiples protagonistes sont davantage des archétypes que de véritables personnages, à l’image de la marionnette géante sans visage que rencontre le protagoniste principal à deux moments cruciaux. Les manipulations du temps et de l’espace étaient déjà présentes dans le deuxième long métrage de Mokri, Fish and Cat (2013). A l’époque, le réalisateur avait expliqué s’être inspiré, pour la structuration de son récit, de la théorie des cordes… ce qui n’aide pas vraiment le spectateur moyen à s’y retrouver ! Une des conséquences de la théorie des cordes est l’existence d’univers parallèles et c’est en effet à cela que fait penser également la structure du scénario (primé à Venise en 2020) dans Careless Crime qui semble par moments s’enrouler sur lui-même comme si des univers parallèles s’entrechoquaient… ou comme si l’Histoire se mordait la queue. Une corde joue d’ailleurs un rôle primordial bien que non élucidé.
Outre d’être un commentaire politique sur la société iranienne actuelle dans laquelle se confrontent plusieurs générations dont les plus jeunes vivent difficilement avec les conséquences (le régime islamique) des actions de leurs aînés (la Révolution), le film joue malicieusement avec la censure. L’air de rien, Mokri arrive même à contourner la sacro-sainte obligation des foulards dans le cinéma iranien en montant dans son récit un extrait d’un film muet américain dans lequel apparaissent des actrices tête nue.
Careless Crime est toutefois avant tout une pure construction intellectuelle à laquelle on accroche ou pas, selon ce qu’on arrive à saisir de l’histoire et son envie de se laisser prendre au jeu. La platitude des sous-titres français n’aide pas le public étranger, pas plus, il faut bien l’avouer, que l’inexpressivité de l’acteur principal ou la trop longue introduction dans le récit.

Un agent vraiment très spécial
La réalisatrice chilienne Maite Alberdi Soto avait également en tête un dispositif assez tarabiscoté quand elle a mis en chantier The Mole Agent présenté en compétition documentaire. Elle a fait appel à un détective privé pour que celui-ci envoie une « taupe » dans une maison de retraite. L’espion devait bien sûr être âgé et était chargé de filmer en cachette les conditions de vie d’une vieille dame dont la fille s’inquiétait. Afin d’être en mesure de fournir quand même des images professionnelles, la cinéaste avait parallèlement obtenu de filmer un documentaire apparemment « normal » dans la même maison de retraite. Ou peut-être espérait-elle, au contraire, compléter ce documentaire par les images volées de l’espion. Toujours est-il que le vieux monsieur recruté pour être la taupe a entraîné le film dans une autre direction. D’une part, il maniait très mal les gadgets mis à sa disposition (un stylo et des lunettes munis de caméras ainsi qu’un i-phone), d’autre part, il s’est vite lassé de filmer en cachette les chambres des vieilles dames et a préféré devenir ami avec elles. Sergio Chamy, 83 ans, est un veuf d’une énorme gentillesse et délicatesse, un vrai « gentleman » comme ne cesse de le préciser l’une de ses nouvelles admiratrices qui semble même prête à lui abandonner sa virginité qu’elle a pourtant conservé jusqu’à 85 ans! Il amadoue même les plus grincheuses habitantes de cette maison de retraite – qui héberge par ailleurs essentiellement des femmes – et constate rapidement qu’elles semblent certes être convenablement soignées mais sont presque toutes abandonnées et souffrent surtout de solitude. Sergio apporte une oreille attentive à toutes, écoute leurs poèmes, les réconforte quand elles pleurent et s’occupe d’elles quand elles ne vont pas bien. Parti d’un concept un peu voyeur, The Mole Agent est ainsi devenu un film d’une belle simplicité et d’une touchante humanité.

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