Un voyage à travers l’enfer

The Underground Railroad de Barry Jenkins

Qu’est-ce qui fait une grande œuvre ? A voir l’un derrière l’autre le politiquement très correct Minari, qui s’annonce comme l’un des grands succès de l’année, et la remarquable série The Underground Railroad, qui prend le risque de bousculer son public, la différence éclate au grand jour.

Il arrive que des images se téléscopent. En l’occurrence, c’est l’histoire d’un serpent. Dans Minari, film multiprimé sur la poursuite du rêve américain par une famille d’immigrés coréens, on ne peut pas dire que l’animal nous prend par surprise. Dans la première moitié de l’histoire, un personnage nous prévient qu’aller se promener près d’un certain étang est dangereux « car il y a des serpents ». Dès lors, tout spectateur un peu averti sait que tôt ou tard, ce serpent apparaîtra près de l’étang en question. C’est ce que les manuels du parfait petit scénariste appellent la règle du « plant and payoff ». Or, non seulement, cette façon de faire rend l’arrivée du reptile on ne peut plus prévisible mais le scénariste (et également réalisateur) Lee Isaac Chung n’en fait ensuite pas grand-chose (attention spoiler !) : le serpent reste sagement sur sa branche et se laisse admirer en tant que vague métaphore chrétienne dans un film qui penche de façon déplaisante vers la bondieuserie.

(c) Amazon Prime Video

Dans The Underground Railroad, série adaptée par Barry Jenkins (oscarisé en 2016 pour Moonlight) d’un roman qui avait valu le prix Pulitzer à son auteur Colson Whitehead, et que j’ai vue par hasard le même jour que Minari, le serpent surgit sans crier gare dans le dixième et dernier épisode. On ne le voit pas venir, c’est à peine si on a le temps de l’apercevoir et pourtant il clôt et résout toute l’histoire. En presque dix heures de périple harassant à travers plusieurs Etats esclavagistes, Jenkins nous a fait traverser l’enfer en compagnie de Cora (Thuso Mbedu), échappée d’une ferme en Géorgie et poursuivie par un chasseur d’esclaves (Joel Edgerton) qui voyage avec un étrange enfant noir nommé Homer (Chase W. Dillon) et noue avec Cora une relation trouble et obsessionnelle.   

C’est toute la différence entre un produit formaté et une œuvre artistique. Le premier film recourt à des recettes mille fois éprouvées (un mignon petit garçon, une grand-mère gentiment excentrique, une histoire de famille édifiante) pour faire pleurer dans les chaumières, le deuxième parie sur l’intelligence de son public et crée des images inoubliables afin de traduire la barbarie d’un système politique, religieux et économique construit sur l’esclavage et la déshumanisation. Chung étale un humanisme mièvre, Jenkins reconstruit de l’humanité là où elle a été éradiquée.

Le regard

(c) Amazon Prime Video

Encore et encore dans The Underground Railroad, les personnages nous forcent à les regarder dans les yeux, à regarder leur souffrance et leurs traumatismes. Mais ils ne sont pas seulement des victimes. Cora, Caesar (Aaron Pierre), Royal (William Jackson Harper), Fanny Briggs (Mychal-Bella Bowman), Homer et même le chasseur d’esclaves Arnold Ridgeway apparaissent comme des personnages multidimensionnels qui ne sont pas réduits à une fonction mais ont une histoire, une famille, un métier, un passé, des peurs et des rêves.

La fuite vers la liberté de Cora (qui sous la plume de Colson Whitehead et devant la caméra de Barry Jenkins emprunte pour cela un vrai chemin de fer souterrain !) tient à la fois des voyages de Gulliver, de l’Odyssée et de la Divine Comédie. Dans chaque Etat et chaque épisode, elle est confrontée à des situations nouvelles qui n’ont pour point commun final que la soumission et la mise à mort des Afro-Américains. Barry Jenkins montre le courage, l’intelligence, la culture et la force de ces esclaves et anciens esclaves, ainsi que leur détermination à déconstruire le mythe de la Destinée manifeste auquel s’accrochera Ridgeway jusqu’à son dernier souffle. Car Jenkins s’intéresse aussi aux Blancs pour demander d’où vient leur haine et leur dédain, leur peur et leur jalousie mortifères vis-à-vis des Noirs.

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Il a construit la série comme un hommage à la population afro-américaine dont l’histoire écrite et orale mais aussi l’iconographie officielle ont gardé si peu de traces. Durant le générique final défilent des portraits de personnages qui posent fièrement devant la caméra. Des hommes et des femmes dont la vie et l’histoire ont été niées et effacées et à qui Jenkins redonne une personnalité. De ces portraits, il a tiré une œuvre abstraite mais émouvante, visible sous le titre The Gaze sur vimeo. Ce qu’il demande, c’est qu’on les regarde, qu’on les regarde bien, comme les êtres humains qu’ils étaient.

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Une longue histoire de la représentation de l’esclavage au cinéma

S’insérant dans une longue histoire de la représentation de l’esclavage au cinéma, qui va d’un The Birth of a Nation à un autre, du film de 1915 dans lequel David W. Griffith faisait l’apologie du Ku Klux Klan à celui de 2016 dans lequel Nate Parker raconte cette fois une rébellion sanglante d’esclaves en 1831, en passant par la série Roots (1977), Amistad (Steven Spielberg, 1997), Django Unchained (Quentin Tarantino, 2012) et 12 Years a Slave (Steve McQueen, 2013; coproduit comme The Underground Railroad par Brad Pitt), Barry Jenkins cite également parmi les films qui l’ont inspiré Stalker (Andreï Tarkovski, 1979), notamment pour l’apocalyptique épisode 5 qui montre la terre brûlée du Tennessee après le déplacement forcé des populations cherokee.

❝La question éminemment morale de la mise en scène de la violence est résolue de différentes façons, l’une d’elles consistant à refléter l’horreur sur le visage des témoins, ce qui la rend plus violente au lieu de la banaliser.❞

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Thématiquement et stylistiquement, chaque épisode est différent mais, à l’exception du premier qui est le plus réaliste, ils baignent tout dans une iconographie poétique, proche de ce que Jenkins qualifie lui-même d’un « réalisme magique » soutenu par une symbolique ancestrale (le grenier, la grotte, l’arbre, le feu, la chute, le serpent, la naissance, le sang, etc.) qui résonne en chacun de nous. La beauté, l’amour, la désolation et la mort sont entremêlées de façon inextricable dans chaque plan. La question éminemment morale de la mise en scène de la violence est résolue de différentes façons, l’une d’elles consistant à refléter l’horreur sur le visage des témoins, ce qui la rend plus violente au lieu de la banaliser.

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Dans The Underground Railroad, Barry Jenkins demande beaucoup de choses à son public : de faire face à l’horreur du passé qui continue de hanter le présent mais aussi de suivre Cora dans une épopée qui n’obéit pas aux règles des scripts doctors habitués à lisser et à structurer les fictions. Jenkins impose son propre rythme qui est parfois lent, il se passe de dialogues durant de longs moments, nous bouscule dans nos certitudes, nos attentes et notre désir d’avoir des réponses à tout. Cela, et les excellentes contributions artistiques et techniques à tous les niveaux, font de cette série un vrai événement!

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