Comme souvent, le hasard fait se percuter au festival des films qui se ressemblent ou se répondent. Deux exemples assez typiques d’un certain cinéma français étaient ainsi programmés hier: Ouistreham d’Emmanuel Carrère et Tout s’est bien passé de François Ozon. Dans les deux films, le personnage principal est écrivaine (un extra-terrestre découvrant la France par son cinéma pourrait facilement en conclure qu’au moins la moitié des Français sont écrivains ou cinéastes !) et ils racontent tous deux des « histoires vraies ».

Dans Ouistreham (Quinzaine des réalisateurs), l’écrivain, scénariste et cinéaste Emmanuel Carrère adapte un récit écrit par la journaliste Florence Aubenas après plusieurs mois d’infiltration parmi les femmes de ménage qui nettoient les ferries faisant l’aller-retour entre Caen et Portsmouth. La discrète reformulation du titre (Aubenas avait intitulé son livre Le Quai de Ouistreham) signale les libertés que Carrère et sa coscénariste Hélène Devynck (elle-même journaliste) ont pris avec le texte original.
Le boulot sur les ferries est connu comme « le pire » : mal payé, éreintant, précaire. En 2010, Florence Aubenas décrivait et révélait le quotidien de ces travailleuses dont elle a partagé quelques mois durant le quotidien. Mais alors que ses collègues, qui ignoraient sa réelle identité, avaient pour seul moyen de survie la multiplication des heures de ménage, la journaliste savait qu’elle retrouverait à moyen terme sa vie parisienne.
De ce conflit déontologique que Florence Aubenas n’a thématisé qu’à la marge et dans les discussions suivant la parution de son livre, Emmanuel Carrère fait le sujet principal de son film dans lequel le personnage de la journaliste/écrivaine est interprété par Juliette Binoche, également à l’origine du film. Là où Florence Aubenas (qui n’a pas participé au film mais a, selon Carrère, donné « sa bénédiction » après l’avoir vu) s’évertuait à offrir un visage et une voix à des invisibles, le film recentre au contraire le récit sur les états d’âme de l’écrivaine parisienne. Le réalisateur Carrère y retravaille certains des thèmes qui le préoccupent dans sa propre oeuvre littéraire : la mystification, le sentiment de ne pas être à sa place ou encore l’autofiction.

La description des conditions de travail reste présente mais a tendance à passer à l’arrière-plan, d’autant plus que le film est constitué de beaucoup de « belles images » (notamment du port) et d’une musique ultraprésente qui cachent quelque peu la misère. N’est pas les frères Dardenne qui veut.
Là où Ouistreham touche juste, c’est dans l’interprétation. A l’exception de la journaliste (Juliette Binoche, très naturelle), l’ensemble des personnages sont interprétés par des acteurs non professionnels, tous formidables. On retiendra notamment l’excellente Hélène Lambert qui joue l’amie de la journaliste.
Pas de pleureuses!

Comme Ouistreham, Tout s’est bien passé est tiré d’un récit à succès publié en 2013 chez Gallimard. L’auteur en est cette fois l’écrivaine et scénariste Emmanuelle Bernheim (décédée en 2017). Dans le film de François Ozon, présenté en compétition, elle est interprétée par Sophie Marceau alors que sa sœur Pascale a les traits de Géraldine Pailhas. Toutes deux sont mises à rude épreuve quand leur père André (André Dussollier) fait un AVC et, se retrouvant physiquement amoindri, demande à Emmanuelle de l’aider « à en finir ». Ce qui est facile à dire mais difficile à appréhender par sa fille et dur à réaliser dans un pays où l’euthanasie reste interdite.
Le film d’Ozon (qui, du vivant d’Emmanuelle Bernheim, a collaboré plusieurs fois avec elle sur des scénarios) décrit ainsi une complexe relation père-fille(s), rendue encore plus compliquée par la personnalité et la vie sexuelle peu conventionelles du père et la dépression chronique de la mère (Charlotte Rampling).
Nous sommes là sur un terrain souvent investi par le cinéma américain mais que François Ozon traite sans aucun sentimentalisme. « Pas de pleureuses » dit à plusieurs reprises André, interprété par Dussollier comme un égocentrique plein de charme, un esthète qui dévore la vie à pleines dents, un mauvais père et mauvais mari adoré de tous, grand-père aimant, amant lâche et vieillard courageux. Et tout cela couché dans un lit d’hôpital durant tout le film, défiguré par un maquillage qui le rend méconnaissable.

En évacuant ainsi le pathos pour se concentrer sur les grands et les petits gestes quotidiens, en laissant aussi libre cours à des sentiments moins avouables, Tout s’est bien passé, servi par un casting très chic, soulève sans militantisme et sur un ton assez léger, presque burlesque même par moments, la grande question de la fin de vie. Ou plutôt, elle ne se pose pas pour André qui a décidé d’en finir et somme son entourage de se soumettre à son désir comme il l’a fait toute sa vie. Tout en sachant qu’il est un privilégié. « Comment font les pauvres ? », lâche-t-il quand on lui annonce le prix à payer pour le dernier voyage en Suisse (10.000 euros). A elle seule, cette petite phrase en dit au moins aussi long sur les inacceptables inégalités dans la société française que la mise en scène de la misère dans Ouistreham.
Tout s’est bien passé paraîtra peut-être trop classique (narration chronologique, beaucoup de scènes de dialogues, fond privilégié par rapport à la forme) au jury pour figurer au Palmarès. Mais c’est à coup sûr un film qui trouvera son public.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
