Les festivals sont aussi là pour nous donner des nouvelles du monde. Du Tchad nous parvient ainsi Lingui (Les liens sacrés) qui évoque la condition et la solidarité féminines dans un pays régi par les structures patriarcales et un islam strict de plus en plus présent. D’Israël c’est Ha’berech (Le genou d’Ahed), véritable cri de rage et de désespoir poussé par le réalisateur Nadav Lapid contre une nation en train de se désintégrer. Les deux films ont été présentés hier en compétition.

Réalisé par le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun, Lingui présente quelques parallèles avec Tout s’est bien passé de François Ozon, projeté en compétition un jour plus tôt. Dans ce dernier, une femme se bat pour rendre possible l’euthanasie à son père qui veut en finir. Dans Lingui, une mère (Achouackh Abakar Souleymane) doit pareillement batailler pour que sa fille enceinte (Rihane Khalil Alio) puisse avoir recours à un avortement. La France et le Tchad sont deux pays laïques mais au nom de préceptes éthiques fortement influencés par la religion, ils interdisent à leurs citoyens de disposer de leur corps en toute liberté et dignité.
Les deux situations ne sont évidemment pas comparables et pourtant les films suivent une trame similaire : la fille dans l’un et la mère dans l’autre refusent d’abord catégoriquement leur aide puis changent peu à peu d’avis et vont faire tout ce qu’elles peuvent pour exaucer le vœu respectivement du père et de l’adolescente. Dans les deux cas, l’acte en lui-même est illégal et doit rester secret, les médecins refusent de prendre tout risque ou en sont empêchés, la complicité entre deux sœurs jouent à chaque fois un rôle décisif et il y a un enjeu financier. Même les titres des deux films sont interchangeables !

Voilà pour ceux qui seraient tentés de croire bien à tort que l’Occident serait moralement supérieur ou plus « avancé » que les pays africains. Quant à la condition des femmes, si elles ne défilent pas pour revendiquer leur égalité dans Lingui, elles manifestent de bien d’autres façons leur force et leur solidarité. Achouackh Abakar Souleymane campe ainsi un très beau personnage de mère célibataire qui se libère progressivement du joug patriarcal et religieux en se lançant dans la bataille pour sa fille. Cela passe par le changement dans sa manière de s’habiller, son attitude face aux hommes et même sa façon de s’exprimer. La célébration de la sororité, au sens propre et figuré, n’a ici rien d’artificiel mais naît tout naturellement de la nécessité de contourner les règles et le pouvoir des hommes (par ex. par de fausses excisions).
Tourné dans les magnifiques couleurs de l’Afrique saharienne, Lingui nous parvient d’un pays où le cinématographe n’existe quasiment pas. Plus habitué à un cinéma psychologisant, le public occidental pourra le trouver un peu simple (jamais simpliste) ou lent mais Mahamat-Saleh Haroun impose son rythme avec assurance et Achouack Abakar Souleymane le porte avec conviction et talent du début à la fin.
Censurer la culture pour censurer la pensée

Dans Lingui, les héroïnes se battent à bas bruit (selon la formule du réalisateur dans le dossier de presse). Dans Ha’berech, le protagoniste crie, pleure, insulte et vocifère, emporté par la rage et le désespoir que lui inspire son pays, Israël. Le film commence par des images d’immeubles qu’on croit d’abord filmées à travers le pare-brise d’une voiture. Des gouttes d’eau semblent se poser sur la caméra, troublant notre vision. On voit un monde qui se désintègre, un motard aveuglé par la pluie (car il s’agit d’une moto et non d’une voiture) fonçant à toute allure dans la tempête : un pays qui va droit dans le mur.
Vient ensuite un casting pour un film qui n’existera pas et pourrait s’intituler Le genou d’Ahed. Ahed comme Ahed Tamimi, adolescente palestinienne devenue célèbre en giflant un soldat israélien en 2017. Un député déclara qu’il aurait aimé qu’on lui tire dessus, au moins dans le genou.
Cette introduction situe le contexte sous-jacent à un film dans lequel il ne sera plus question directement des Palestiniens et à peine des territoires occupés. Mais beaucoup de Tsahal, de violence, de guerre et de l’état actuel et futur d’Israël.
Un cinéaste simplement appelé Y (Avshalom Pollak) arrive dans un bled perdu dans le désert pour y présenter un de ses films qui fut sélectionné au festival de Berlin. Le film en question pourrait être Synonymes (Ours d’Or à la Berlinale 2019) et le cinéaste Nadav Lapid lui-même. Le portrait qu’il peint de lui n’est toutefois pas complaisant. Cynique, hautain, dédaigneux, Y. se retrouve face à Yahalom (Nur Fibak), la charmante directrice adjointe des bibliothèques du Ministère de la Culture qu’il juge « pas très sophistiquée ». D’emblée s’installe entre eux une tension qu’on pense d’abord être surtout sexuelle mais qui se traduira essentiellement en joutes verbales de plus en plus violentes. Car Yahalom lui présente un formulaire dans lequel, s’il veut être payé, il doit cocher à l’avance les thèmes qu’il entend aborder lors du débat qui suivra la projection. Y. refuse catégoriquement de participer à ce qu’il estime être un acte de censure de la part du gouvernement.

Avant et pendant la projection, il marche dans le désert, seul ou avec Yahalom, en attaquant de plus en plus frontalement le gouvernement et l’état général d’un pays violent, raciste, lâche, implacable. Il éructe et crache sa haine de cette nation et de lui-même face à la caméra dans un film tourné sans filet. Au cours du long récit d’un épisode vécu durant son service militaire, il révèle notamment la façon dont le gouvernement s’assure par la force et l’humiliation la complicité de tous les citoyens, qu’ils soient victimes, bourreaux ou pas dupes du rôle qu’on leur fait jouer. Chacun est compromis d’une façon ou d’une autre, il n’y a pas d’innocents et comme dans un film d’horreur, le village entier va finir par se liguer contre celui qui dit la vérité.
La partie autofictionnelle confine au pathétique, la colère qui en émane n’est pas libératrice mais terriblement oppressante même si le réalisateur sera sinon sauvé du moins apaisé par deux femmes ; sa mère en train de mourir à laquelle il envoie des messages qui sont les seuls moments de tendresse dans le film, et une jeune fille dont le rôle est beaucoup plus ambigu : symbole de ce qui reste d’innocence (avant le service militaire) ou forme la plus perfide de la soumission à un régime qui, en censurant la culture, censure la pensée et donc l’essence même de la nation ?
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