Wes Anderson fait du Wes Anderson et Ashgar Farhadi du Farhadi dans des films qui ne renouvellent certes pas l’œuvre de leur cinéaste respectif mais sont néanmoins de belles propositions dans un festival jusqu’ici quelque peu assoupi. Assoupissement explosé dans le bruit, la sueur et les huiles de vidange par le Titane de Julia Ducournau.

Dans The French Dispatch, Wes Andersen rend hommage au magazine The New Yorker en célébrant une conception du journalisme devenue presque anachronique aujourd’hui : celui où des auteurs à la forte personnalité ont le temps de creuser un sujet et la place pour en parler. Les trois principales histoires du film sont donc en partie et très librement inspirées de récits parus dans le New Yorker : une histoire d’amour entre un génial artiste emprisonné (Benicio del Toro) et une gardienne de la prison (Léa Seydoux) qui se mue en muse ; un regard joliment décalé sur Mai 68; un film de gangsters dans le style du cinéma français de l’après-guerre.
L’équivalent en bande dessinée du style de Wes Anderson serait la ligne claire, avec tout ce qu’elle trimballe de nostalgie. Visuellement, c’est un régal et il faudra revoir le film plusieurs fois pour savourer les 1001 éléments cachés dans chaque plan. Car Wes Anderson fête aussi et avant tout le cinéma, un cinéma pur puisque sans connexion avec la réalité du monde mais fourmillant de références aux genres et aux auteurs qu’il aime. Même si The French Dispatch reste ainsi proche de l’exercice de style, il apporte une touche de légèreté dans une époque qui en manque cruellement.

Engrenage infernal
Si la presse est en crise, c’est, comme on sait, en partie la faute aux réseaux sociaux, quand la rumeur et les médisances pèsent plus lourd que l’information et la recherche de la vérité. Rahim (Amir Jadidi) va en faire les frais, lui qui est célébré comme un héros avant d’être aussitôt vilipendé et publiquement humilié dans Un héros, le nouveau film d’Ashgar Farhadi (Une séparation, Ours d’Or 2011 et Oscar du meilleur film étranger). Au début du film, Rahim (Amir Jadidi) grimpe puis redescend un grand escalier brinquebalant de chantier. C’est la trajectoire que suivra son destin, d’un fragile espoir jusqu’à la chute inexorable. Un héros est un conte moral, à l’instar de Un client (Prix du scénario à Cannes, 2016) dans lequel un personnage se perdait pareillement en essayant de faire pour le mieux. Ici, un petit mensonge à propos de quelques pièces d’or trouvées et rendues un peu plus tard à leur propriétaire va engendrer un engrenage infernal dans lequel tout ce que fait Rahim va se retourner contre lui. C’est le constat d’une opinion publique anonyme qui encense ou condamne en lieu et place de la justice, de la perte de toute notion de nuance ou de complexité, de la sommation à se justifier devant des inconnus. Le film est ancré dans la société iranienne (il évoque notamment une justice qui permet à des condamnés à mort d’échapper à la peine capitale s’ils ont les moyens financiers nécessaires) mais il raconte tout aussi bien la nôtre.

Petite parenthèse hors de la compétition, Freda de la réalisatrice haïtienne Gessica Généus (Un certain regard) nous fait découvrir, à travers le portrait d’une famille des quartiers populaires de Port-au-Prince, la situation économique, sociale et politique de son pays. La corruption, les inégalités sociales mais aussi l’opposition entre religions importées et traditionnelles et l’identité haïtienne sont autant de sujets traités de façon intelligente et touchante dans ce film qui témoigne surtout de l’envie des jeunes, et notamment des jeunes femmes représentées par la protagoniste principale Freda, de se forger un avenir dans ce pays.
Radical
Et c’est aussi une femme qui vient de dynamiter la compétition quelque peu engourdie. Aux œuvres dans l’ensemble très pondérées, raisonnées et raisonnables qu’on nous a proposées jusqu’à présent, Julia Ducournau a ajouté Titane, nom d’un métal qu’on est ici tenté de qualifier de hurlant mais qu’on peut aussi lire comme le féminin de « titan » ce qui nous place dans la mythologie. Très inspirée par l’œuvre de David Cronenberg en général et Crash (Prix spécial du Jury à Cannes, 1996) en particulier, la réalisatrice célèbre les noces du corps féminin et de la tôle, au sens propre du terme puisqu’il en résultera une grossesse monstrueuse.

Titane est sans doute moins subtil et un peu moins original que Grave, étonnant premier long métrage découvert à Cannes en 2016, qui réinventait quasiment le film d’horreur en mêlant joyeusement angoisses existentielles et cannibalisme. Néanmoins, Julia Ducournau continue sa réflexion sur le corps et ses mutations, le (trans)genre, le transhumanisme et la famille. Femme-machine (elle a une plaque en titane dans la tête après un accident de voiture), Alexia (Agathe Rousselle) massacre sans émotion quiconque la touche jusqu’à ce que son ventre s’arrondisse alors que des liquides d’un noir huileux s’écoulent de son vagin et de ses seins. Pourchassée, elle se fait passer pour le fils, disparu dix ans auparavant, de Vincent, sapeur-pompier ultra-viril, aveuglé par la douleur et paniqué à l’idée de vieillir. La métamorphose de Vincent Lindon en cet amas de muscles maintenu à grand renfort d’injections de stéroïdes est stupéfiante, presque autant que celle d’Alexia en Adrien. Derrière leurs armures respectives se cache bien sûr une grande vulnérabilité qui va réunir de la plus étrange des manières Alexia et Vincent (que le personnage ait le même prénom que l’acteur s’avère particulièrement déconcertant ici).
Titane n’est sans doute pas un film palmable – encore qu’il pourrait plaire au président du jury Spike Lee – mais c’est à coup sûr le plus radical et le plus dérangeant de cette 74e compétition.
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