Cannes – Jour 10 : Les désaxés

Dans sa dernière ligne droite, le 74e Festival de Cannes a aligné des films dans des genres radicalement différents. Et le tout dernier a été la coproduction luxembourgeoise Les intranquilles de Joachim Lafosse. Les oeuvres présentées les derniers jours ont l’avantage d’être encore tout frais dans la mémoire des jurés le jour de la délibération.

Memoria (c) Kick the Machine Films, Burning, Anna Sanders Films, Match Factory Productions, ZDF Arte and Piano, 2021

Mais pour l’instant, on n’en est pas encore là. Venons-en d’abord à l’OVNI (à prendre au sens littéral) du festival. En 2010, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul avait remporté la Palme d’Or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Dans Memoria, c’est Tilda Swinton qui se souvient peut-être de ses vies antérieures, ou de vies qu’elle n’a pas vécues, ou d’événements mystérieux survenues dans la jungle colombienne la veille ou il y a très longtemps. Elle entend des détonations que personne d’autre ne perçoit et qui sont recréées pour elle par un musicien que personne à part elle ne semble connaître.

Chacun pourra y aller de son interprétation après ce film hypnotique aux très lents plans d’une grande beauté et une bande son qui semble émaner d’un univers parallèle. Apichatpong Weerasethakul travaille sur la mémoire, le temps, le rêve, l’au-delà et toutes sortes d’êtres chimériques qui peuplent ses films et ses installations vidéo. Ses films eux-mêmes ressemblent à un rêve qu’on ferait ensemble, assis dans la même salle de cinéma. Car il est difficile d’imaginer Memoria sur une plateforme, tant l’expérience se doit d’être immersive. Weerasethakul fait du cinéma expérimental et de ce point de vue, ses films détonnent à Cannes mais pourraient séduire l’un ou l’autre membre du jury.

Haut et fort (c) Virginie Surdej et Amine Messadi

Nettement plus terre-à-terre, Haut et fortCasablanca Beats de Nabil Ayouch met en scène, à travers la description d’une école de rap dans un quartier pauvre de Casablanca, l’énergie d’une jeunesse avide de prendre son destin en main et de changer la société marocaine. Dans Haut et fort, cette énergie passe par la musique, mais aussi de longues discussions entre les jeunes sur la religion, la politique, la famille, la place de la femme et la liberté de parole. Il y a du Fame (Alan Parker, 1980) et un peu de D’entre les murs (Laurent Cantet, Palme d’Or 2008) dans ce « feel-good movie » qui se revendique comme tel, mais ne convainc ni par sa mise en scène ni par la narration et tient plus du film-pamphlet que de la grande œuvre qu’on attend dans une compétition cannoise.

Nitram (c) GoodThing Productions

Nitram transporte également un message mais est cinématographiquement plus abouti. Le réalisateur Justin Kurzel s’y intéresse de près à l’homme qui a abattu en 1996 35 personnes en Tasmanie. Alors qu’il était enfant, le vrai Nitram (le nom de l’assassin Martin Bryant lu à l’envers) avait été hospitalisé après s’être brûlé en jouant avec des feux d’artifice. Quand le reporter de la télé, dans les images d’archives qui ouvrent le film, lui demande s’il recommencera à jouer avec le feu, il répond oui. Celle qui joue avec le feu dans l’opinion de Kurzel, c’est l’Australie qui avait durci la législation sur les armes après ce massacre et l’a à nouveau allégée depuis. Tout le film converge donc vers le moment où Nitram (interprété par l’Américain Caleb Landry Jones), jeune homme profondément perturbé, bafoué et moqué, qui vient de perdre les deux seules personnes capables de calmer ses accès de violence, entre dans une armurerie. Mais c’est aussi le portrait peu amène d’une société indifférente qui n’oppose à la souffrance qu’une morgue polie. Judy Davis campe un personnage de mère à la fois désemparé et glacial alors qu’Essie Davis est une mère de substitut/amie/âme sœur presque aussi désaxée que Nitram.

Les inttranquilles (c) Stenola Productions

Dernier film en compétition, la coproduction luxembourgeoise Les intranquilles de Joachim Lafosse (Samsa Film) se conclut de façon moins tragique mais s’attache également à un homme atteint de maladie mentale, qui transforme sa vie et celle de ses proches en enfer. Damien (Damien Bonnard) est artiste peintre et dès la première séquence, quand il abandonne son bateau à son jeune fils Amine (Gabriel Merz Chammah, fils de Lolita Chammah et petit-fils d’Isabelle Huppert) pour rentrer à la nage, on comprend que quelque chose cloche. Damien ne dort pas, stresse tout le monde avec son hyperactivité et jette sans crier gare des enfants à l’eau. Il est bipolaire et ce n’est pas la première crise qu’il traverse. Sa femme Leïla (Leïla Bekhti) est à bout, son fils angoissé devant ce père tour à tour speedé jusqu’à l’embarrasser quand il surgit dans la salle de classe en distribuant des petits gâteaux, puis apathique au point de ne plus pouvoir sortir seul de la baignoire. Le film s’attache au petit Amine trop sérieux pour son âge, et à sa mère Leïla, responsable d’un homme auquel elle n’ose plus confier son propre fils. Elle l’aime mais l’amour est-il plus fort que cette maladie ? Lafosse (dont le père souffrait de bipolarité) ne dramatise ni n’enjolive rien. La maladie ne rend Damien ni génial ni violent. Mais à travers elle, Lafosse pose aussi implicitement la question de l’identité et de la perception de soi, celles de Damien changeant du tout au tout selon qu’il prend ou non ses médicaments. Les intranquilles clôt le festival d’une belle façon.

Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.

Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!

Spenden QR Code