La vache et les pionniers

First Cow de Kelly Reichardt

Les grandes thématiques du western sont revues par des réalisatrices. Chloé Zhao a interrogé le mythe des cowboys et des Indiens dans ses films Songs My Brothers Taught Me (2015) et The Rider (2017) avant de revisiter l’Ouest américain dans Nomadland (2020). Kelly Reichardt s’intéresse plutôt aux pionniers. Après Meek’s Cutoff (2010) qui nous faisait découvrir, par le regard des femmes, le périple tragique de quelques familles de migrants vers la côte Pacifique en 1845, elle repart encore plus loin en arrière dans son nouveau film First Cow mis en ligne sur la plateforme Mubi.

(c) A24

Situé en 1820, donc bien avant l’époque phare des westerns classiques (qui racontent plutôt les années suivant immédiatement la fin de la guerre de Sécession), First Cow est en quelque sorte un pré-western. Ce qu’on appelle l’Oregon Country est alors un territoire encore non intégré aux Etats-Unis et essentiellement colonisé par des trappeurs. Les conditions de vie sont rudimentaires, les villages constitués de quelques baraques délabrées. Le titre du film est à prendre au premier degré : il est véritablement question de la toute première vache importée dans cette contrée inhospitalière. Elle arrive sur un bateau et appartient à un « chief factor » (un agent dans l’industrie de la fourrure), un Anglais (Toby Jones) qui tient à boire du lait dans son thé et ne se rend pas compte que deux jeunes gens volent chaque nuit une partie de ce lait pour en faire des biscuits dont raffolent les trappeurs… et le chief factor.

A partir de cette intrigue minimaliste, Kelly Reichardt a construit un film qui parle des Etats-Unis mais aussi d’amitiés masculines, de racisme, de colonialisme, de capitalisme … et de cuisine. Des deux principaux protagonistes, l’un est appelé Otis Figowitz dit Cookie (John Magaro) et l’autre King-Lu (Orion Lee). Le premier aide le deuxième (qu’il prend d’abord pour un Indien) à se cacher après une rixe et c’est ainsi que ces deux losers méprisés ou moqués par leur entourage respectif deviennent amis et complices dans leur forfait.

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La frontière en format 1:33

Alors que comme Meek’s Cutoff, First Cow est située dans ce lieu mythique que les Américains appellent « the frontier », synonyme dans l’imaginaire collectif de grands espaces, Kelly Reichardt les a tous deux tournés dans le format 1:33 qui donne une image plus en hauteur opposée à l’écran large devenu standard. Ici, il épouse la verticalité de la forêt qui encercle le village et dans laquelle se passe une grande partie de l’action mais il traduit aussi bien l’enfermement des hommes dans une précarité qui ne leur laisse d’autre porte de sortie que le vol, et l’étroitesse d’esprit des colons qui reproduisent sur le continent américain le racisme et l’exploitation (des êtres humains et de la nature) importés avec la civilisation européenne.

Durant la plus grande partie du film, nous nous trouvons avec Cookie et King-Lu dans des intérieurs qu’on imagine suffocants et malodorants. Et alors que les trappeurs ravagent la nature sauvage, la vache au centre de First Cow éveille immanquablement dans l’esprit des spectateurs les images du bétail dans les plaines du Far-West. Le film peint ainsi les débuts du capitalisme à l’américaine en même temps qu’il dénonce déjà comme une illusion le mythe du « self-made man ». La toute petite entreprise de Cookie et King-Lu ne peut exister que dans l’illégalité et les deux compères, voleurs certes mais pas méchants, n’ont aucune chance contre le « chief factor » qui n’évalue les hommes comme les vaches qu’en fonction des revenus qu’ils et elles sont susceptibles de générer. De leur rêve, il ne restera deux siècles plus tard que des squelettes découverts par hasard par une promeneuse et son chien.

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❝Il n’y a pas de femmes dans cet univers et en leur absence, les hommes révèlent leur fragilité.❞

Mais First Cow n’est pas un film démonstratif. C’est une oeuvre esthétiquement forte, étonnamment douce et sensorielle, qui prend son temps et dans laquelle les acteurs mettent, au propre comme au figuré, la main à la pâte. Pour y jouer, ils ont dû apprendre à survivre dans la forêt, dépouiller un écureuil et allumer un feu à l’ancienne. La caméra de Kelly Reichardt s’attarde sur les gestes du quotidien :  cueillir des champignons, balayer le sol, traire une vache ou confectionner des gâteaux. Cookie met tout son cœur dans la préparation des biscuits et lorsque les trappeurs endurcis s’en régalent avec un plaisir enfantin, sa fierté est visible. La réalisatrice contourne ainsi les stéréotypes et renouvelle l’image cinématographique de l’Ouest américain. La sincère amitié qui lie Cookie et King-Lu (un immigrant chinois débrouillard et cultivé) est tout aussi inattendue que la représentation prosaïque de la précarité et de la vie miséreuse à la frontière ou le portrait des populations autochtones.

ll n’y a quasiment pas de femmes dans cet univers et en leur absence, les hommes révèlent leur fragilité. Rarement, on a décrit plus délicatement une amitié masculine que dans First Cow où King-Lu est physiquement et métaphoriquement nu quand Cookie le voit la première fois. Mais c’est de Cookie que d’évidence la réalisatrice se sent la plus proche: Cookie l’orphelin qui console la vache d’avoir perdu son veau lorsqu’il la trait et qui remet sur leurs pattes les lézards renversés. C’est dans cette adéquation entre l’homme et la nature que le film développe sa poésie et aussi une certaine mélancolie car ce que nous montre Kelly Reichardt, c’est une histoire oubliée et enfouie dans la grande mythologie de la conquête de l’Ouest.

First Cow est actuellement disponible sur la plateforme Mubi.

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