„The Innocents“ d’Eskil Vogt
C’est très certainement un hasard mais The Innocents, présenté au dernier Festival de Cannes dans la section « Un certain regard », commence exactement comme la Palme d’Or Titane (Julia Ducournau), avec une petite fille assise, l’air buté, sur le siège arrière dans la voiture de ses parents. Et comme Titane, le film du Norvégien Eskil Vogt s’intéresse à de jeunes individus aux prises avec une souffrance et des superpouvoirs qu’ils ne maîtrisent pas, obligés de prendre seuls des décisions de vie et de mort qui les dépassent.

Ida (Rakel Lenora Fløttum), la fillette dans la voiture, vient d’emménager avec ses parents dans un bloc d’immeubles en lisière de forêt. C’est l’été, tout le monde est parti en vacances et Ida a peur de s’ennuyer dans ce nouvel environnement, d’autant plus qu’elle doit trimbaler Anna (Alva Brynsmo Ramstad), sa grande sœur autiste qui s’est soudainement retranchée à l’intérieur d’elle-même à l’âge de quatre ans. Anna ne parle plus et ne manifeste aucune réaction quand on lui fait mal, ce qui fascine Ida. Un peu jalouse de cette sœur qui accapare l’attention des parents, elle glisse des morceaux de verre dans les chaussures d’Anna…
Vous trouvez cela cruel ? Sans doute, mais dans l’esprit d’Ida pas plus que de marcher exprès sur un ver de terre… ou de jeter un chat dans la cage d’escalier pour voir s’il retombe vraiment sur ses pattes (la séquence a une suite, que les âmes sensibles soient prévenues). Ida est à l’âge de l’expérimentation des choses et du monde, mais aussi des sentiments, de l’indépendance, du Bien et du Mal. Le titre du film fait moins référence à la condition des enfants qu’à l’idée qu’en s’en font les adultes qui voudraient que l’enfance soit le temps de l’insouciance, alors que c’est celui de la découverte avec tout ce que cela comprend de risques, de tâtonnements et de transgressions. Dans de nombreux commentaires sur le film, les enfants sont qualifiés de « méchants » alors qu’ils réagissent comme ils peuvent, avec les défenses qu’on leur a – ou pas – données, et les comportements propres à leur âge.

Lors d’une escapade dans la forêt toute proche, Ida fait la connaissance de son voisin Ben (Sam Ashraf), qui a à peu près le même âge qu’elle. Par la seule force de sa pensée, Ben sait fait dévier de sa trajectoire la chute d’une pierre. Ida est intriguée et amusée mais très vite, Ben commence à lui faire peur. Gamin délaissé et sans doute maltraité (le film ne s’y attarde pas mais on voit qu’il a des bleus sur le torse), il contrôle mal ses frustrations. Parallèlement, Anna se rapproche de la petite Aïsha (Mina Yasmin Bremseth Asheim) qui a le don de voir à l’intérieur des gens et de ressentir leurs émotions. Elle est ainsi la seule à même de comprendre Anna qui, en contrepartie, commence à s’ouvrir et même à reparler.
Le monde de l’enfance: un univers parallèle

Là où d’autres cinéastes utilisent le thème des superpouvoirs en tant que métaphore des transformations du corps et des sens à l’adolescence (on pense notamment au personnage de Spiderman), Eskil Vogt s’en sert habilement pour montrer de jeunes enfants qui font face à leurs angoisses les plus innommables (que leurs parents puissent leur faire du mal, par exemple) et à la tentation de prendre le pouvoir sur les autres, toutes choses qu’ils doivent apprendre à maîtriser en même temps qu’ils construisent leur conscience morale.
L’idée que [les enfants] aient une vie en-dehors de la nôtre, dont nous ne connaissons rien, est peut-être ce qu’il y a de plus profondément perturbant dans The Innocents.
L’autisme d’Anna reflète l’un des partis pris radicaux du film : la représentation du monde des enfants comme un univers parallèle à celui des adultes. Les parents ne comprennent rien à ce qui se passe à l’intérieur d’Anna, ne voient même pas sa souffrance. Ce qu’ils ignorent, c’est que le monde d’Ida leur est tout aussi étranger. Quand la fillette émerveillée essaie de leur décrire les pouvoirs télékinésiques de Ben, ils pensent qu’il s’agit de tours de magie. Pourtant bienveillants et raisonnablement attentifs, ces parents resteront tout au long du récit aveugles aux drames que vivent leurs enfants, jusqu’à la confrontation finale, digne d’un clash des titans, quand les jeunes protagonistes se défieront en plein jour, au beau milieu d’une aire de jeux, sous le regard attentif des autres bambins et dans l’indifférence totale des adultes.

A une époque où l’on colle des portables et des caméras aux enfants pour mieux les surveiller, l’idée que ceux-ci aient une vie en-dehors de la nôtre, dont nous ne connaissons rien, est peut-être ce qu’il y a de plus profondément perturbant dans The Innocents, plus encore que les monstres et la violence. La faute à l’étonnante liberté et à l’indépendance – apparemment encore normales en Scandinavie – dont jouissent les jeunes protagonistes de The Innocents? Pas seulement, si l’on en croit un autre film intitulé Un monde (Laura Wandel), également présenté l’année dernière à „Un certain regard“, et qui transpose les mêmes thématiques dans une école primaire en Belgique.

Dans The Innocents, la caméra de Sturla Brandth Grøvlen reste constamment à la hauteur des jeunes protagonistes (tous âgés de 7 à 11 ans) et l’esthétique du film est résolument celle d’un album pour enfants avec ses couleurs franches et ses images ensoleillées, dans la lumière chatoyante et sensuelle de l’été norvégien. L’angoisse qui s’immisce dès les premières images tient aux mouvements de caméra, aux angles de prises de vue, à la façon des enfants d’apparaître dans le champ, aux décors qui les rapetissent (beaucoup de verticales, d’espaces vides) et à une bande sonore qui distille par moments un bruit sourd plutôt que de la musique.
Colourblind, genderblind
The Innocents se range ainsi dans la lignée de grands films, non complaisants et profondément dérangeants sur l’enfance, parmi lesquels on citera bien sûr Les quatre cents coups (François Truffaut, 1959) mais aussi L’enfance nue de Maurice Pialat (1968) – dans lequel les gamins laissent aussi tomber un chat dans l’escalier -, Ponette (Jacques Doillon, 1996), La classe de neige (Claude Miller, 1998) ou Das weisse Band (Michael Haneke, 2009). Il est d’autant plus irritant que le réalisateur ait opté ici pour une approche „colorblind“ et „genderblind“, c’est-à-dire sans tenir compte du fait que certains de ses personnages ne sont pas blancs ou ont un genre plutôt qu’un autre. La famille dont les enfants s’en sortent le mieux est comme par hasard constituée d’un père, d’une mère et de deux fillettes blondes tandis que les gamin.e.s qui s’avèrent bourreaux et/ou victimes sont élevé.e.s par des mères célibataires dont l’une est originaire d’Iran et l’autre de Somalie, ce qui n’est jamais thématisé explicitement dans le film. Mais ces deux femmes sont toutes deux présentées comme profondément malheureuses et à peine capables de s’occuper de leurs enfants. Et l’on pourrait par ailleurs résumer l’histoire du film comme celle d’un petit garçon négligé par sa mère et qui ne se sent pas respecté par trois filles qu’il pense liguées contre lui.
Interrogé à ce sujet, Eskil Vogt dit avoir choisi (dans un long casting qui a duré près d’un an) les meilleurs acteurs sans se préoccuper de la couleur de leur peau ni de leur genre. C’est un argument un peu facile et si c’est le cas, il aurait enrichi son film en intégrant ces aspects qui, à défaut, apparaissent comme les points aveugles d’un récit par ailleurs passionnant.
Actuellement au cinéma, mais attention, le film ne passe plus que dans quelques séances!
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