Cannes – Jour 6: Désirs

Crimes of the Future est le film le plus attendu de cette compétition cannoise. Au final, il partage certes les festivaliers mais n’a pas engendré le clash annoncé. Son portrait d’une humanité en voie de disparition paraît déjà curieusement suranné, alors que dans la section „Un certain regard“, c’est le premier long métrage d’un jeune Pakistanais qui nous raconte la société actuelle.

Espérant peut-être répéter avec Crimes of the Future (en compétition) l’émoi suscité par Crash en 1996, David Cronenberg a déclaré par avance au magazine en ligne Deadline qu’une partie du public quitterait la salle « dès les cinq premières minutes » ou, au  plus tard dans les vingt dernières minutes, « qui sont vraiment très dures ».

Crimes of the Future (c) Nikos Nikolopoulos

Au final, personne n’a fui la salle dans la séance de presse lundi soir. Alors qu’il est tout entier centré autour du corps et de ses mutations, Crimes of the Future est en réalité un film très cérébral sur le devenir de l’humanité dans un monde de plus en plus déshumanisé.

❝Le film apparaît même comme curieusement apaisé, envahi par une langueur qui aboutit à l’acceptation par Saul de son destin.❞

Le récit est situé dans un univers vaguement postapocalyptique, dans lequel on ne voit jamais de nature (à l’exception du bord de mer, tout au début), les maisons sont décrépites, les bureaux vétustes, la télécommunication n’existe pas et les seuls écrans sont ceux de vieux téléviseurs qui semblent dater des années 1980. Il fait toujours nuit dans ce monde fatigué dans lequel la douleur n’existe plus, ni les sensations physiques en général, de sorte que les humains en sont réduits à s’automutiler pour encore éprouver quelque chose. Ce monde rappelle bien évidemment toute l’œuvre précédente de David Cronenberg (79 ans). Crimes of the Future est bel et bien ce qu’on appelle un « film testamentaire ».

Crimes of the Future (c) Nikos Nikolopoulos

Viggo Mortenson y joue Saul Tenser qui pratique avec sa partenaire Caprice (Léa Seydoux) un body art du genre extrême. Durant leurs performances, elle extrait du corps de Saul des organes qui y prolifèrent à l’instar d’un cancer et qu’elle a auparavant tatoués. Mais alors qu’il se définit comme le « créateur » de ces organes, Saul en est dans le quotidien la victime puisque son corps lui obéit de moins en moins et qu’il a besoin d’instruments sophistiqués, qui ressemblent à des organes externes, pour dormir et manger. Saul et Caprice sont confrontés à un mystérieux « Bureau national des organes », à une brigade policière dite du « nouveau vice » ou encore à des activistes qui veulent promouvoir une mutation permettant de digérer le plastique et ainsi vivre de nos déchets.

Crimes of the Future – auquel le cadre grec, dans lequel le film a été tourné, ajoute une note mythologique – est à la fois une satire de l’art et une réflexion philosophique sur laquelle on pourra gloser à plaisir, mais certainement pas le film d’horreur annoncé ça et là. Bien que les viscères des  protagonistes soient mis à nu, le propos reste trop abstrait pour qu’on s’en émeuve. Le film apparaît même comme curieusement apaisé, envahi par une langueur qui aboutit à l’acceptation par Saul de son destin, et peut-être ainsi à la naissance d’une nouvelle humanité, qui n’est toutefois pas humaine „au sens strict du mot“, comme le précise un des personnages. Mais engendrée par un vieil homme, et non par l’enfant qui la portait initialement et a été éliminé dès le début du film, quel sera son futur ?

Dans un geste d’autodérision – ou peut-être cela faisait-il partie de la promotion du film  – David Cronenberg a récemment mis en vente un NFT de ses calculs rénaux. Son alter ego à l’écran, Saul Tenser apparaît comme un artiste fatigué et un homme résigné, à l’image de certains cinéastes à Cannes qui semblent se répéter indéfiniment, avec un brin de lassitude. L’avenir est désormais du côté de Julie Ducournau, héritière du cinéma de Cronenberg, qu’elle a fait muter et exploser depuis belle lurette dans Grave (2016) puis dans Titane (Palme d’Or l’année dernière), en ayant notamment des choses à dire sur les enjeux de genres (au sens de gender) alors que Cronenberg en est encore à étaler devant la caméra les corps dénudés de jeunes actrices.

Élégant jeu du chat et de la souris

Si le désir n’existe plus dans le monde imaginé par Cronenberg, il est en revanche au cœur du récit imaginé par le Sud-Coréen Park Chan-wook qui abandonne lui aussi les excès de sa jeunesse (Old Boy, Grand prix du jury en 2004) pour la longue exploration de l’attraction qu’éprouvent l’un pour l’autre, dans Decision to Leave (compétition), un policier insomniaque et une femme fatale devenue deux fois veuve dans des circonstances troublantes.

Decision to Leave (c) CJ ENM Co., Ltd., Moho Film

Apparemment satisfait de la relation qu’il entretient avec son épouse, Hae-joon (Park Hae-il) fait, lors de l’enquête sur la mort suspecte d’un homme tombé d’une falaise spectaculaire, la connaissance de Seo-rae (Tang Wei). La jeune femme chinoise, qui a d’évidence été maltraitée par son mari ainsi trépassé, explique qu’elle maîtrise mal le coréen, détail donnant lieu à un running gag et quelques malentendus qui échappent forcément aux non-sinophones. Le flic et la suspecte éprouvent-ils une attraction réciproque ou le manipule-t-elle ? Le cinéaste laissera le doute planer jusqu’au bout mais imagine mille et une façon de rapprocher, par le cadrage, la bande sonore et le montage, deux personnages souvent séparés géographiquement et obsédés l’un par l’autre. Les moyens de communication modernes (télés, téléphones, montres connectées) sont mis à contribution, accentuant encore la thématique de présence/absence qui régit l’ensemble de la mise en scène. Ce jeu constant du chat et de la souris entre les protagonistes et avec le spectateur, d’une élégance raffinée et d’une sophistication très étudiée, finissent par nous faire douter de la réalité, comme en doute le protagoniste, parfois placé dans un état de somnolence prolongé par ses insomnies. Qu’a-t-il vraiment vu, qu’a-t-il rêvé ? Les machines enregistrent-elles la vérité ? Le monde est-il réductible à des statistiques ? La robe de Seo était-elle verte ou bleue ?

Entre mélodrame, néo-noir et drame passionnel, Decision to Leave est un film hypnotique qui nous attire dans son dispositif pour mieux nous en rejeter dans la dernière partie où tout se dédouble, se complique et peut-être s’anéantit. L’acte final semble promettre quelque chose qui n’arrive pas, et l’exercice paraît soudain assez vain. Peut-être est-ce dû à la fatigue générale qui s’installe sur la Croisette ? Une deuxième vision de ce film s’impose.

Cabaret

De désirs, il est également beaucoup question dans la première contribution pakistanaise en sélection officielle (Un certain regard). A la froideur étudiée de Decision to Leave, Joyland de Saim Sadiq oppose des couleurs bariolées, de la danse, du chant, et la description chaleureuse mais lucide d’une famille à Lahore, sous le joug des traditions patriarchales. Haider (Ali Junejo) est un homme doux et respectueux qui se trouve être le dernier rejeton mâle de sa famille, au grand désespoir de son père qui se désole de voir son fils aîné n’engendrer que des filles. Haider, lui, n’a pas d’enfants du tout, est homme au foyer et incapable de tuer une chèvre. C’est sa femme Mumtaz (l’excellente Rasti Farooq) qui s’en charge. Elle s’entend bien avec Haider mais – chose indicible dans cette famille – elle refuse de devenir mère. On comprend vite qu’Haider est homosexuel et qu’il entretient avec sa femme une relation surtout amicale. Par hasard, il se fait embaucher comme danseur dans un cabaret et tombe amoureux de Biba, une femme trans (Alina Khan). Au propre (voir l’image ci-dessous) comme au figuré, l’existence de Biba va prendre toute la place dans sa vie.

❝Alors qu’en Occident, on imagine facilement le Pakistan comme un lieu gangrené par l’islamisme, Saim Sadiq révèle qu’il existe une autre facette de ce pays dans lequel la discrimination contre les personnes trans est interdite par une loi votée en 2018.❞

Joyland DR

Avec finesse, humour et émotion, Joyland – financé par les Etats-Unis mais tourné au Pakistan – explore les concepts de genres dans un milieu très conservateur. Chose rare, tous les personnages sont ici considérés avec bienveillance: du père, victime de sa propre intransigeance, à la vieille voisine condamnée par son fils à s’enfermer chez elle pour préserver « son honneur », en passant par la danseuse trans qui aime Haider mais ne renoncera pas pour autant à se faire opérer, jusqu’à l’épouse de Haider et celle de son frère aîné, qui ne peuvent se lâcher qu’en l’absence des hommes.

Alors qu’en Occident, on imagine facilement le Pakistan comme un lieu gangrené par l’islamisme, Saim Sadiq révèle qu’il existe une autre facette de ce pays dans lequel la discrimination contre les personnes trans est interdite par une loi votée en 2018. Ce film sensible et attachant est l’une des belles surprises du festival.

Cet article a été corrigé le 24/05/2022 à 18h30 pour ajouter une précision sur la place des personnes trans au Pakistan.

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