(Viviane Thill) Les frères Dardenne mettent en scène une adolescente menacée d’expulsion et victime de dealers tandis que Mario Martone nous entraîne dans une virée nostalgique à Naples. Virée qui tourne au cauchemar paranoïaque dans Burning Days, un film coup de poing du réalisateur turc Emin Alper.

Les frères Dardenne font partie du très petit club de cinéastes ayant remporté deux Palmes d’Or à Cannes. C’était en 1999 (Rosetta) et 2005 (L’enfant). Depuis, TOUS leurs films ont été présentés en compétition officielle et on se demande même si les sélectionneurs prennent encore la peine de les visionner. Il est vrai que les Dardenne suivent depuis plus de vingt ans une recette parfaitement rodée et devenue leur marque de fabrique. A l’exception de Deux jours, une nuit (2014) avec Marion Cotillard (seule star à avoir travaillé avec eux) et Le silence de Lorna (2008), tous mettent en scène un enfant, un.e adolescent.e ou un.e jeune adulte, placé.e au centre d’une intrigue dénonçant les injustices sociales et économiques du mode de vie occidental.
Dans Tori et Lokita, ils sont deux, un frère et une sœur. Ou du moins, c’est ce qu’ils essaient de faire croire aux fonctionnaires de l’immigration en Belgique, chargés de vérifier leur histoire avant d’accorder un droit de séjour à l’adolescente Lokita (Joely Mbundu). Le tout jeune Tori (Pablo Schils) a pu prouver qu’il a été persécuté au Bénin et peut donc rester. Tori et Lokita mentent puisqu’ils se sont rencontrés sur un bateau d’immigrés, et ils disent la vérité car ils s’aiment comme des âmes soeurs, plus qu’un frère et une sœur ne pourraient jamais le faire.

Hébergés dans un foyer, ils sortent en cachette pour vendre de la drogue afin de payer le passeur de Lokita et soutenir sa famille en Afrique. Quand Lokita comprend qu’on va lui refuser ses papiers, elle conclut un marché avec un dealer : elle accepte de se laisser enfermer plusieurs mois, sans contact avec l’extérieur, dans une usine désaffectée où elle devra s’occuper d’une plantation clandestine de cannabis. Mais Lokita et Tori ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre.
❝Du coup, le public peut tranquillement prendre le parti des deux jeunes persécutés, sans jamais remettre en question sa propre position.❞
Pour la première fois peut-être, les frères Dardenne adoptent les codes du film à suspens. Cela fait de Tori et Lokita un film très efficace, qui joue tout entier sur l’émotion qu’éprouvera forcément le public vis-à-vis de cette jeune fille, exploitée sexuellement et ramenée de facto à l’état d’esclave, et de ce petit garçon que la vie a rendu bien trop mûr pour son âge. Ils ne redeviennent enfants que quand ils chantent des comptines ou reprennent ensemble Alla fiera dell’est, célèbre chanson d’Angelo Branduardi sur une souris qui se fait manger par un chat, le chat se faisant ensuite mordre par un chien qui est battu par son maître, etc. Dans cette implacable hiérarchie sociale, Tori et Lokita sont tout en bas, à la merci de l’Etat qui décide d’expulser Lokita, comme à celle des dealers et passeurs qui profitent du système de la manière la plus abjecte qui soit.
Or, c’est là que le bât blesse. Pour la première fois aussi, les Dardenne ont réalisé un film dans lequel la frontière entre les bons et les méchants est étanche et il n’y a aucune zone grise. Du coup, le public peut tranquillement prendre le parti des deux jeunes persécutés, sans jamais remettre en question sa propre position. Les meilleurs films des deux frères mettaient en scène des personnages sommés de choisir, de prendre leur responsabilité et de d’interroger leur complicité dans l’injustice d’un système qui broie des individus et en fait des biens monnayables comme les autres. Rien de tel dans ce film dans lequel même la raison du départ de Tori de son Bénin natal est dû à la seule méchanceté, sinon à la bêtise d’une population qui le persécutait parce qu’elle le soupçonnait de « sorcellerie ».
Alors certes, Tori et Lokita est un beau film sur l’amitié entre ses deux protagonistes et s’il peut contribuer à la lutte contre le racisme ou à plus de générosité envers les immigrés de tous horizons, c’est tant mieux ! Mais ce n’est pas un film politique au sens où il nous amènerait à remettre en question notre responsabilité dans un système qui aboutit ici à une fin tragique.
Retour à Naples
Une histoire d’amitié et d’âmes sœur d’un autre genre est au centre de Nostalgia, contribution italienne en compétition. Lui-même Napolitain, le réalisateur Mario Martone met en scène le poids de la Camorra dans un récit qui voit revenir dans sa ville natale un entrepreneur du nom de Felice Lasco. Après quarante ans passés en Égypte, Feli’, comme on l’appelle chez lui, espère retrouver sa vieille mère et, plus secrètement, faire la paix avec son passé. Cela signifie entre autres retrouver Oreste, son ancien meilleur ami et aujourd’hui chef de gang, qui s’est jadis senti trahi par son départ.

Dans le rôle principal, l’incontournable Pierfrancesco Favino déambule dans les rues de Naples et du quartier Rione Sanità en particulier, jusqu’à l’ossuaire où il nettoie et range soigneusement, comme il est de tradition, le crâne d’un inconnu symbolisant un mort qu’il porte sur sa conscience. Sa quête l’amène auprès d’un prêtre combattant, le père Luigi (Francesco Di Leva), qui a déclaré la guerre à la Camorra et tente de sauver les jeunes du quartier de la violence par le biais du sport et de la culture. Nostalgia est une histoire de rédemption, mais aussi un portrait tout en nuances de ce quartier de Naples dans lequel Feli’ se sent à la fois chez lui et étranger, qu’il croit à tort (re)connaître tout comme il croit connaître Oreste. Le spectateur a compris bien avant lui qu’il ne pourra pas revenir en arrière, ce qui confère au film un air de tragédie antique, en accord avec son décor.
Le cauchemar d’un procureur

L’arrivée d’un étranger dans une petite ville turque déclenche les mêmes ressorts tragiques dans le film turc Burning Days présenté dans „Un certain regard“. Le réalisateur Emin Alper, dont un film précédent, Frenzy, avait été présenté en 2016 au Luxembourg City Film Festival, met à nouveau en scène un récit centré sur la suspicion et la paranoïa dans une société turque minée par la corruption, l’abus de pouvoir et l’autoritarisme.
❝… un film coup de poing qui dénonce aussi l’homophobie et la pollution, cette dernière sapant littéralement ici les fondements de la démocratie.❞
Quand le jeune procureur Emre (Selahattin Paşali) arrive à son nouveau poste dans la ville fictive de Yaniklar, la première chose dont il est témoin est une chasse au sanglier au centre de la ville dont il cherchera en vain à punir les responsables. Bien malgré lui, il finit par accepter l’invitation du maire local et se retrouve entraîné dans une nuit de beuveries au bout de laquelle une jeune Tzigane sera violée. Emre ne se souvient pas de ce qui s’est passé cette nuit-là. Avec l’aide du journaliste Murat (Ekin Koç), personnage ambigu, mis au ban de la communauté, il va chercher à reconstruire les faits.
Ici, point de langueur ni de nostalgie mais un film coup de poing qui dénonce aussi l’homophobie et la pollution, cette dernière sapant littéralement ici les fondements de la démocratie, dans une atmosphère pas loin de rappeler le Chinatown de Roman Polanski (1974), ne serait-ce que parce que la main mise sur l’eau par les autorités locales à des fins politiques y joue un rôle majeur. Emin Alper plonge son protagoniste dans une virée cauchemardesque qui finit par le faire douter, non seulement de la réalité mais également de sa propre innocence. Et en effet, contrairement à Tori et Lokita, personne n’est tout à fait blanc dans ce film puissant, métaphore de tous les régimes autoritaires en place dans le monde ou en train de s’établir.
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