Dans le brouillard
Le Coréen Park Chan-wook (Old Boy, 2003; Thirst, 2009; Mademoiselle, 2016) mêle film noir et mélodrame dans un élégant exercice de mise en scène récompensé au dernier Festival de Cannes.

Pour le policier Jang Hae-joon (Park Hae-il), ses insomnies récurrentes sont à la fois une bénédiction et un calvaire. Elles lui permettent – au grand dam de son collègue – de monter les interminables planques nocturnes qui assurent un certain succès à ses enquêtes, mais d’autres fois, elles le font plonger dans un état second dans lequel la frontière entre rêve et réalité s’estompe. « C’est dangereux » lui rappelle son acolyte lorsque, au petit matin, Hae-joon, somnolent, se surprend à frôler les barrières de sécurité sur l’autoroute.
Le même collaborateur tente en vain de le faire revenir en arrière quand Hae-joon se rapproche du bord de l’énorme falaise au pied de laquelle on vient de retrouver le cadavre d’un fonctionnaire alpiniste. Mais Hae-joon scrute l’abîme qui s’ouvre devant lui… et l’abîme lui renvoie son regard ! C’est à travers les yeux du cadavre que nous apercevons, tout là-haut, la silhouette du policier. Qu’ont vu, avant de mourir, ces yeux vitreux sur lesquels s’affairent déjà les fourmis ?
❝Decision to Leave est un pur exercice de cinéma, hypnotique et envoûtant, dans lequel tout […] est calibré au millimètre près pour mieux laisser l’émotion envahir l’écran.❞
Le réalisateur Park Chan-wook joue sur des oppositions – le haut et le bas, la mer et la montagne, l’extérieur et l’intérieur, le net et le flou, la raison et les sentiments, le coréen et le chinois – dans un film qui emprunte autant au Vertigo (1958) de Hitchcock (à la fois dans sa structure en deux parties, le sentiment de vertige, une mémorable poursuite sur les toits et le thème de la femme insaisissable) qu’à In the Mood for Love (2000) de Wong Kar-wei (l’amour interdit, les amants qui sans cesse se frôlent, se trouvent puis se reperdent).
Park réfute ces influences. Selon lui, Decision to Leave est plus simplement né à partir d’une chanson, populaire en Corée dans les années 1970 et intitulée « Brouillard ». Le brouillard est ici celui qui recouvre la côte coréenne en hiver et fait fuir les gens, mais c’est aussi celui qui se forme dans la tête de Hae-joon lorsqu’il ne dort pas. Quand apparaît dans son bureau Song Sore (Tang Wei), la jeune veuve pas franchement éplorée du fonctionnaire décédé, le rigoureux et loyal policier, poète à ses heures, s’éprend de cette femme chinoise, qui semble parler un coréen un peu démodé et préfère, comme lui, la mer à la montagne. Dès le premier interrogatoire s’établit entre eux une troublante complicité qui leur fait accorder leurs gestes comme un vieux couple, presque malgré eux. Hae-joon va passer des heures en planque devant l’appartement de Song Sore en rêvant qu’il est près d’elle. Le réalisateur imagine mille et une façon de rapprocher, par le cadrage, la bande sonore, le montage et les moyens modernes de communication, les deux personnages, souvent séparés dans l’espace mais dorénavant obsédés l’un par l’autre.

Decision to Leave est un pur exercice de cinéma, hypnotique et envoûtant, dans lequel tout – la composition des plans, les couleurs, le jeu des acteurs, le rythme, la musique – est calibré au millimètre près pour mieux laisser l’émotion envahir l’écran. Park Chan-wook renouvelle et modernise, sans complètement les subvertir mais en les sublimant (non sans humour), les éléments traditionnels du film noir, à commencer par les thèmes de la culpabilité et de la femme fatale. L’histoire est racontée du point de vue de Hae-joon mais le regard, comme on l’a déjà dit, n’est ici nullement unidirectionnel. Quand Hae-joon épie Song, elle lève soudain la tête et le fixe à son tour. Ce regard de la femme fragilise le policier. Il la laissera même veiller sur ses insomnies. Ce qui n’empêchera pas – petit bémol – Park Chan-wook de la vouer à un destin quelque peu prévisible bien que magnifiquement mis en scène.

La résolution de l’enquête rejette chacun des deux personnages dans son camp. Hae-joon retrouve sa très rationnelle épouse et se résigne à mener désormais une morne carrière provinciale. Quand Song revient le hanter, et qu’un deuxième mari finit mort au fond d’une piscine, le spectateur, si attentif soit-il, risque fort (même lors d’une deuxième vision !) de perdre le fil des faux-semblants successifs. Mais est-ce si important? Ce qui importe, « en définitive » (comment dirait Song), c’est l’insaisissable magie de la neige qui tombe près d’un précipice, ou la puissance de la marée qui gomme tout sur son passage et vide littéralement l’image, en laissant le protagoniste déchiré et le spectateur face à ses questions : Les machines enregistrent-elles la vérité ? Le monde est-il réductible à des statistiques ? La robe de Song Sore était-elle verte ou bleue ?
Prix de la mise en scène – Cannes 2022. Actuellement au cinéma
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