La création du son dans le film Corsage de Marie Kreutzer

Dans le film Corsage, réalisé par l’Autrichienne Marie Kreutzer et coproduit au Luxembourg par Samsa Film, Vicky Krieps incarne la célèbre impératrice Elisabeth d’Autriche. Au dernier Festival de Cannes, l’actrice a reçu pour sa prestation le Prix de la meilleure performance dans la section officielle « Un certain regard ». Mais Corsage a remporté un autre prix, moins médiatisé : le Prix de la meilleure création sonore, qui récompense en l’occurrence « l’approche sonore d’un rare équilibre, restituant qualités des timbres de voix, atmosphères d’époque, degré des respirations et silences tout autant que les compositions musicales » (argumentaire officiel du jury).

Un petit conseil: optimisez le son de votre appareil pour entendre toutes les nuances de la bande sonore dans les extraits proposés ci-dessous.

(c) Felix Vratny

D’après la page web de l’association La semaine du son, à l’origine du prix, celui-ci est officiellement remis au réalisateur ou à la réalisatrice de l’œuvre primée. Lui ou elle détermine l’ambiance sonore du film, la musique, les collaborateurs qui travaillent sur le son, etc. Mais il n’empêche que c’est un peu comme si on remettait au réalisateur le Prix de la meilleure photographie… ou celui de la meilleure actrice qu’il a, somme toute, choisie et dirigée. Aux Oscars, Césars et autres trophées nationaux, l’équipe du son est, en revanche, récompensée directement. En règle générale, on voit alors monter sur scène plusieurs personnes (souvent des hommes, les femmes étant encore sous-représentées dans les métiers du son). Pour créer l’univers sonore d’un film, ce sont en effet plusieurs artistes-techniciens qui se relaient et coopèrent. Parmi eux, notamment l’ingénieur du son, le monteur son et le mixeur.

Pour Corsage, ils se nomment Alain Goniva [i] et Carlo Thoss [ii] (ingénieurs du son), Nicolas Leroy [iii] et Angelo dos Santos (monteurs son) ainsi que Loïc Collignon (mixage). La postproduction sonore a été réalisée au studio Philophon, dirigé par Philippe Kohn. Ces noms ne vous disent peut-être pas grand-chose. Ce sont pourtant des professionnels reconnus depuis longtemps aux niveaux national et international, en charge du son sur de très nombreuses productions et coproductions luxembourgeoises.

 Et si cela ne se sait pas davantage, c’est sans doute parce que, mis à part la musique, le son reste l’un des éléments les plus méconnus d’un film. Quand des émissions ou des ouvrages lui sont consacrés, ils évoquent souvent le cinéma fantastique ou le cinéma d’horreur, des genres dans lesquels monteurs et bruiteurs créent des ambiances sonores marquantes : le cri des dinosaures dans Jurassic Parc (Steven Spielberg, 1993 ; Oscar pour les meilleurs effets sonores : Gary Rydstrom, Richard Hymns), le langage des extraterrestres dans Arrival (Denis Villeneuve, 2016 ; voix des extraterrestres créée par Dave Whitehead et Michelle Child), le gargouillis du sang ou le craquement des os dans les films gore, ou le très irritant bruit du tricycle dans les couloirs de l’hôtel Shining (Shining, Stanley Kubrick, 1980). Dans les films d’action et de guerre, le son contribue pareillement à faire monter la tension et à plonger le public dans une atmosphère anxiogène. Mais on s’intéresse beaucoup moins au son « réaliste » des films plus intimistes, pourtant lui aussi créé de toutes pièces.

Sueurs froides

(c) Film AG Produktions GmbH

L’ingénieur du son enregistre le son sur le tournage, décide où seront placés les micros et la perche, quels micros utiliser pour quel effet, et veille de façon générale au bon enregistrement de toute l’ambiance sonore. Il n’a pas la tâche la plus facile. Souvent, quand une prise vient d’être enregistrée, l’ingénieur du son déclare que ça ne va pas, sous prétexte qu’il a entendu voler une mouche qui ne devrait pas être là. C’est à peine exagéré ! Parfois, c’est un avion, les cloches d’une église, une machine, une voiture ou un animal au loin, et il faut alors décider de refaire la prise, espérer qu’une autre pourra la couvrir (remplacer le son) ou compter sur le monteur son pour nettoyer les dialogues.

Sur le plateau de Corsage, les conditions étaient quelque peu particulières. La réalisatrice Marie Kreutzer avait décidé de ne pas faire de répétitions afin de sauvegarder le plus possible la spontanéité des acteurs et des figurants. En conséquence, elle faisait peu de prises, mais laissait à chaque fois une grande place à l’improvisation des interprètes. Vicky Krieps s’en est donné à cœur joie, gambadant parfois dans tous les sens. Sueurs froides garanties pour l’ingénieur du son ! Il fallait qu’il soit capable de suivre avec les perches, qu’il ait assez de micros pour tout couvrir et s’adapte au jeu des acteurs. Un jour, Vicky Krieps a commencé à jouer du piano de manière impromptue pendant une pause. La réalisatrice a aussitôt décidé de tourner la scène pour l’intégrer dans son film. N’ayant plus le temps de placer les micros, Carlo Thoss a donc dû improviser à son tour. Musiciens et chanteurs ont aussi été enregistrés en son direct au lieu d’être postsynchronisés comme cela se fait souvent.

Quand le jeu des acteurs change radicalement de prise en prise, l’ingénieur du son sait que le monteur ne pourra pas utiliser plus tard une prise pour corriger un défaut sur une autre. Encore moins que d’habitude, il n’a donc le droit à l’erreur. De plus, la réalisatrice tenait à saisir les moindres nuances de la voix – et de la respiration ! – des acteurs en général et de Vicky Krieps en particulier.

Le bruit des pas et des respirations (c) Film AG Produktions GmbH

Comme il fallait beaucoup de micros, les costumes (Monika Buttinger) avaient été conçus dès l’origine pour les cacher et, pour ne pas perdre de temps, les habilleuses les plaçaient elles-mêmes dans les vêtements en suivant les indications de l’ingénieur du son. Tout cela n’a pas empêché quelques surprises, comme le chocolat fondant qui s’est retrouvé dans le corsage de Vicky Krieps et sur le micro de Carlo Thoss.

Corsage commence au moment où Elisabeth fête ses quarante ans. Tous les matins, le corps de l’impératrice est scruté et épié, mesuré et pesé. Ses domestiques tirent sur les lacets du corset pour affiner sa taille. La seule mission de l’impératrice à la Cour austro-hongroise est de la représenter, rôle qu’elle rechigne de plus en plus à jouer aux côtés d’un François-Joseph (Florian Teichtmeister) agacé, mais surtout soucieux de sauver les apparences.

Le silence au cinéma est ainsi une création complexe constituée de toutes sortes de sons que le public n’entend pas consciemment et qu’il perçoit pourtant.❞

L’instruction qu’avait reçue l’équipe du son était de « faire entendre le silence ». Mais au cinéma, le silence, « c’est pas juste rien » (Nicolas Leroy). Sur Corsage, il y avait plus de temps que d’habitude pour capter les sons seuls : ce sont ces moments où toutes les personnes présentes sur le plateau retiennent leur souffle pour que soit enregistré le son ambiant du lieu. C’est celui-ci que le monteur utilisera plus tard pour créer l’ambiance sonore d’un décor particulier. Chose rare, Carlo Thoss a également eu le luxe de pouvoir retourner, avec Nicolas Leroy, dans le décor d’un château après la fin du tournage. Ils ont installé des micros, puis ont marché aux étages, grimpé des escaliers, ouvert et fermé des portes afin de créer un son off qui donne l’impression que ce château vide est hanté par des domestiques ou des fantômes qu’on ne voit jamais. Ou que l’impératrice entend des voix…

Le silence au cinéma est ainsi une création complexe constituée de toutes sortes de sons que le public n’entend pas consciemment et qu’il perçoit pourtant. A contrario, le bruit des pas de l’impératrice et de son entourage résonnent démesurément dans le palais, comme si on était dans un grand espace vide, ce qui n’est pas vraiment le cas, mais fait parfaitement ressentir l’isolation et la solitude intérieures du personnage.

Une petite alchimie

Une fois que le film est tourné et l’image montée, la postproduction sonore commence. L’une des premières tâches est de nettoyer les dialogues en éliminant toutes sortes de nuisances sonores. Si ce n’est pas faisable, on a alors le choix entre garder la scène malgré ce défaut technique ou postsynchroniser, et donc demander à l’acteur de redire son dialogue. La postsynchronisation est incontournable sur les films d’action, quand il y a par exemple des machines bruyantes sur le plateau. Dans le cinéma dit d’auteur, la tendance est plutôt de conserver, dans la mesure du possible, le son direct du tournage afin de sauvegarder l’émotion du moment. Cela a été encore davantage le cas sur Corsage, où très peu de dialogues ont été postsynchronisés en studio. Le résultat de la postsynchronisation ne la satisfaisant pas, Marie Kreutzer a ainsi décidé de garder une scène dans laquelle le pied du cheval, sur lequel est assis Vicky Krieps, tape contre un obstacle.

(c) Film AG Produktions GmbH

Une autre séquence a donné du fil à retordre à Angelo dos Santos, responsable du nettoyage des dialogues. C’est l’une des rares scènes se déroulant en dehors de l’atmosphère étouffante du château. Pour celles-ci, Nicolas Leroy a privilégié des ambiances champêtres. Cela semble aller de soi, mais là encore, tout est fabriqué : le choix des oiseaux (toutes les espèces ne connotent pas la même émotion), les bruits off qu’on choisit d’intégrer ou non : le vent, les cloches, la présence d’animaux, etc.

Dans la scène en question, Vicky Krieps se trouve face à Finnegan Oldfield, qui interprète un des inventeurs du cinéma. Elle parle à voix basse, plus à elle-même qu’à son compagnon. Elle est complètement dans l’émotion, c’est un moment un peu magique. Mais au moment où Vicky Krieps disait son texte, un avion est passé ! Impossible pour l’actrice de retrouver, sur le moment ou des mois plus tard dans un studio d’enregistrement, la même émotion. Le mixeur Loïc Collignon s’en souvient : « C’est une voix avec une chouette ambiance, mais pour arriver à ce résultat-là qui paraît simple, techniquement, c’était un défi. A la fois pour Angelo [qui a dû enlever le bruit de l’avion] et pour Nico qui a choisi l’ambiance sonore qu’il fallait. C’est une petite alchimie. » L’extrait est à écouter ici:

(c) Film AG Produktions GmbH

A travers l’ensemble du film, la réalisatrice Marie Kreutzer a semé de discrets anachronismes qui confèrent au film un air un peu déphasé, tout en abolissant la distance temporelle qui nous sépare d’Elisabeth. Tout comme dans Marie-Antoinette de Sofia Coppola (2006), l’anachronisme nous permet de voir la femme plutôt que le personnage historique momifié par les nombreuses représentations qu’on en connaît. La question s’est donc posée de savoir si le son devait suivre. Au final, la réalisatrice a décidé de gommer les bruits modernes, à l’exception de celui d’un aspirateur et du moteur d’un bateau à la fin du film.

La montée des escaliers sur un morceau de Camille (c) Film AG Produktions GmbH

La musique est utilisée de façon plutôt parcimonieuse, mais pour l’une des scènes du début, quand l’impératrice monte les escaliers au ralenti, Marie Kreutzer avait d’abord prévu, selon Nicolas Leroy, « un truc très rock’n roll, presque punk ». Cela aurait évidemment été une tout autre entrée en matière dans le film que le morceau, finalement retenu, de la chanteuse Camille qui confère à la séquence un ton plus décalé, et assorti à l’état d’esprit de l’impératrice à ce moment-là.

Equilibrer l’ensemble de ces bruits, de ces musiques, de ces voix, de ces respirations et de ces silences les uns par rapport aux autres et choisir la tonalité qui leur est donnée, est ensuite la mission du mixeur, qui vient ainsi parachever le travail sur le son afin de faire exactement entendre et ressentir – et ainsi comprendre – au spectateur ce que la réalisatrice veut nous raconter.

(c) Film AG Produktions GmbH

Corsage est actuellement à l’affiche au cinéma.

[i] Alain Goniva a reçu une nomination au Prix du cinéma autrichien 2002 (avec Nils Kirchhoff et Michel Schillings) pour le film Hinterland (Stefan Ruzowitzky, 2021).

[ii] Carlo Thoss a remporté en 2005 le Lëtzebuerger Filmpräis pour la meilleure contribution technique sur plusieurs films en compétition ; il a obtenu une nomination pour le Prix du cinéma allemand (avec Frank Kruse et Bruno Tarrière) pour Colonia (Florian Gallenberger, 2015).

[iii] Nicolas Leroy a reçu (avec Michel Schillings et Nicolas Tran Trong) le prix Emile, attribué par l’association des European Animation Awards, pour les meilleurs conception et habillage sonores sur le film Funan (Denis Do, 2018).

Mes remerciements vont à Loïc Collignon, Angelo dos Santos, Nicolas Leroy et Carlo Thoss, qui ont pris le temps de m’expliquer le travail qu’ils ont fait sur le film. (Entretien réalisé le 29 juin 2022 dans les locaux de Philophon.)

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