« Aucun ours » de Jafar Panahi

Alors que son film Aucun ours / No Bears sort aujourd’hui sur nos écrans, on a appris la semaine dernière que le cinéaste iranien Jafar Panahi a enfin été libéré – sous caution – de la prison d’Evin à Téhéran, où il était incarcéré depuis le 11 juillet 2022 et où il venait de commencer une grève de la faim.

M. Panahi dans Aucun ours (c) Janus Films

Jafar Panahi avait été arrêté alors qu’il voulait s’enquérir du sort de ses deux collègues Mohammad Rasoulof (1) (Au revoir, 2011; Les manuscrits ne brûlent pas, 2013; There Is No Evil, 2020) et Mostafa Al-Ahmad, emprisonnés quelques jours plus tôt. Les autorités avaient utilisé comme prétexte une peine de six ans de prison prononcée en 2010 contre Panahi et qui était pourtant devenue légalement obsolète. En septembre 2022, alors que Panahi se trouvait donc écroué, Aucun ours a reçu le prix spécial du jury au Festival de Venise où il était présenté en compétition au moment où éclataient en Iran les manifestations en réponse à la mort de Mahsa Amini, décédée après avoir été arrêtée par la police des mœurs pour avoir mal mis son voile.

Mais il ne s’agissait pas d’un prix symbolique comme on pourrait être tenté de le croire en de tels circonstances. Ce serait en effet mal connaître Jafar Panahi, l’un des plus grands réalisateurs iraniens.

A ses débuts en 1995, cet ancien assistant d’Abbas Kiarostami avait d’abord marché dans les traces du maître en racontant la société de Téhéran, vue à travers les yeux de deux fillettes dans Le ballon blanc (1995) et Le miroir (1997). C’était déjà pour lui l’occasion de thématiser le rôle des femmes et le sujet, qui deviendra central dans son œuvre, du regard et des interdits liés à ce dernier en Iran. « Je voulais voir ce qui n’était pas bon à voir pour moi », déclare dans Le ballon blanc la petite Razieh qui n’a justement pas froid aux yeux.  Dans Le cercle (2000, Lion d’or à Venise), Panahi s’intéressait une nouvelle fois à la condition féminine et dans Hors jeu (2005), il suivait des jeunes filles qui se déguisaient en garçons pour tenter d’entrer dans un stade et voir ce que le régime des ayatollahs a décrété ne pas être bon à voir pour elles : des hommes jouant au foot.

(c) Janus Films

Cette façon de s’attaquer frontalement aux tabous de la République islamique lui vaut immédiatement un beau succès à l’étranger mais en Iran, les films de Jafar Panahi sont distribués clandestinement. Clandestins sont aussi, de plus en plus, ses tournages. Il est arrêté plusieurs fois puis, en 2010, après l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahamadinejad, il est incarcéré et se met une première fois en grève de la faim. Quelques mois plus tard, il est condamné pour « propagande contre le régime » à six ans de prison et une interdiction de 20 ans de tourner des films et de quitter le pays.

En attendant son procès en appel, Panahi reste libre. Il en profite aussitôt pour tourner, dans sa maison, avec son ami Mojtaba Mirtahmasb, une petite caméra et un téléphone portable, un documentaire dans lequel il évoque ses films précédents et se met à raconter celui que la censure lui a interdit de réaliser. Et puisqu’il n’a pas le droit d’exercer son métier, il l’intitule Ceci n’est pas un film (2011).

Condamné, Panahi n’a cependant pas été incarcéré et il a commencé une deuxième carrière, tournant en un peu plus de dix ans cinq longs métrages, tous présentés aux festivals de Cannes, Venise ou Berlin où Taxi Téhéran a remporté en 2015 l’Ours d’Or. Comme il n’a officiellement plus le droit de faire du cinéma, les tournages ont lieu à l’abri des regards, chez lui dans un premier temps (Ceci n’est pas un film, 2011 ; Closed Curtain, 2013), puis dans un taxi (Taxi Téhéran, 2015) et enfin à la campagne (Trois visages, 2018, Aucun ours, 2022). A chaque fois, il se met en scène pour thématiser sa situation tout en continuant sa réflexion sur le cinéma et sur l’Iran qu’il refuse obstinément de quitter. Dans Aucun ours, il se retrouve dans un bled tout près de la frontière turque. A un moment, il se rend compte qu’il est exactement sur cette frontière, qu’il lui suffirait de faire un pas en avant pour être libre. Au lieu de cela, il recule, horrifié.

(c) Janus Films

En se mettant lui-même en scène sous le nom de « M. Panahi », il crée un cinéma hybride, quelque part entre documentaire, journal intime, autofiction et cinéma politique tout en auscultant, avec tendresse mais sans ménagement, la société iranienne. Sans cesse, il revient au rôle du cinéma et à celui de l’artiste. Mais alors que son précédent film, le très beau Trois visages, était à la fois un pied de nez aux autorités iraniennes, une déclaration d’amour au cinéma et aux femmes, et le portrait critique d’une société traditionnaliste, le tout teinté d’une douce autodérision, Aucun ours est une œuvre plus pessimiste et amère. Réfugié dans un village à la frontière turque, M. Panahi y est cette fois confronté à des villageois nettement plus hostiles qui veulent le forcer à leur remettre une photo, qu’il aurait prise d’un couple illicite, pour ainsi prouver la culpabilité des deux amants. Bien évidemment, il s’y refuse mais il est harcelé et finalement convoqué pour un étrange rituel. Dans ce petit village frontalier, la présence, de M. Panahi, perçu comme un intellectuel citadin avec lequel il n’est pas bon d’être vu, est par ailleurs assez mal considérée et certains tentent de lui faire peur en lui racontant des histoires de contrebandiers et d’ours sauvages qui séviraient dans la région. Et comme la connexion internet est défaillante, il a aussi beaucoup de mal à contrôler le tournage d’un film en Turquie qu’il dirige à distance. La coutumière bonhomie malicieuse de M. Panahi fait peu à peu place à un sentiment de frustration et de révolte, renforcé par deux événements tragiques qu’il n’a pas provoqués, qu’il a même tenté d’empêcher mais qui ne seraient pas arrivés sans lui et son besoin forcené de tout filmer.

(c) Janus Films

Au moment même où Hollywood prétend célébrer à grands coups d’effets spéciaux et de millions de dollars la « magie » du cinéma dans le puéril Babylon, un film tourné clandestinement au fin fond de l’Iran par un cinéaste en principe condamné au silence, nous invite ainsi à réfléchir, bien au-delà de la situation particulière de l’Iran, sur le statut, le pouvoir et la signification de l’image et sur la place et la responsabilité des auteurs. Non seulement Aucun ours est bel et bien un film, mais il a quelque chose à dire sur le cinéma!

(1) En janvier, Mohammad Rasoulof a été libéré « temporairement », en principe durant 15 jours, pour raisons de santé. On ne sait pas où il se trouve actuellement.

La plupart des films de Jafar Panahi, ainsi que ceux de Mohammad Rasoulof, sont disponibles sur a-z.lu

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