Luxfilmfest #03

Au pays de l’animation

Deux longs métrages d’animation pour adultes coproduits au Luxembourg ont été présentés au programme du 13e Luxfilmfest. L’un est en compétition officielle et l’autre pas, mais tous les deux auraient mérité d’y figurer.

Le cinéma d’animation pour adultes reste un format cruellement négligé par le grand public qui s’obstine à confondre animation et film pour enfants. Ce malentendu semble exister jusqu’aux Oscars puisque dans la catégorie « Meilleur long métrage d’animation », les œuvres s’adressant à un public familial sont largement prédominantes. Il existe pourtant une longue liste de grands films d’animation qui visent en premier lieu les adultes, et certains leur sont même réservés.

L’animation, qu’elle soit dessinée en 2D, créée en 3D ou filmée en stop motion à partir d’objets réels, ne met aucune limite à l’imagination et permet par ailleurs de montrer des situations qui seraient perçues comme trop compliquées, trop crues ou trop violentes à tourner et à regarder dans les « films de viande » (comme on dit parfois dans les studios d’animation). Citons juste, parmi les plus connus, Fritz the Cat (Ralph Bakshi, 1972), La Planète sauvage* (René Laloux, 1973), When the Wind Blows* (Jimmy T. Murakami, 1986), Ghost in the Shell* (Mamoru Oshii, 1995), Persepolis* (Marjane Satrapi, Vincent Paronnaud, 2007), Waltz With Bashir (Ari Folman, 2008), Josep* (Aurel, 2020) ou Flee (Jonas Poher Rasmussen, 2021). Ces films traitent de la guerre atomique, de la révolution iranienne, du massacre de Sabra et Chatila, de la guerre d’Espagne, des réfugiés ou de sexe.

Or, le Luxembourg, qui s’est construit au fil des années une vraie renommée dans le domaine du cinéma d’animation, excelle également dans l’animation pour adultes. The Breadwinner* (Nora Twomey, 2017, Mélusine Productions, nommé aux Oscars, Prix du jury et du public au Festival du film d’animation à Annecy), Les Hirondelles de Kaboul (Zabou Breitman & Eléa Gobbé-Mévellec, 2019, nommé aux Césars) – deux films sur la situation des femmes en Afghanistan – et le récent film Le Sommet des dieux* (Patrick Imbert, 2021, César du meilleur film d’animation) ont tous vus le jour grâce à Mélusine Productions. Funan* (Denis Do, 2018, Cristal du long métrage à Annecy) évoque le régime des Khmers rouges au Cambodge et a été coproduit par Bac Cinema. a_BAHN a sorti Zero Impunity (Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies, 2019) qui utilise l’animation pour dénoncer l’utilisation du viol en tant qu’arme de guerre.

Tremblements de terre

Le Luxfilmfest a rendu hommage à ce savoir-faire et cette créativité en présentant deux longs métrages d’animation pour adultes coproduits au Luxembourg. Tous deux ont reçu une mention du jury au dernier Festival du film d’animation à Annecy. Au Luxembourg, l’un est en compétition officielle et l’autre pas, mais tous les deux auraient mérité d’y figurer. Peut-être les organisateurs ont-ils pensé que deux films d’animation (sur neuf longs métrages) risquaient de déséquilibrer la compétition. Comme si l’animation était encore et toujours une chose à part.

❝… l’important est ce qui reste caché aux yeux et aux oreilles du spectateur.❞

Le film en compétition est Saules aveugles, femme endormie de Pierre Földes, qui rassemble plusieurs nouvelles de Haruki Murakami et est coproduit au Luxembourg par Doghouse Films. Ce sont pour l’essentiel deux histoires, l’une dans un style plutôt réaliste, qui raconte le chagrin d’un homme quitté par sa femme, alors que l’autre, quelque peu délirante, évoque la rencontre d’un comptable terne avec une grenouille géante. Le premier récit se passe après le tremblement de terre de 2011, et dans le deuxième, Tokyo est menacé par un gigantesque séisme que pourrait causer un ver échappé tout droit de la planète Arrakis. Mais dans les deux cas, l’important est ce qui reste caché aux yeux et aux oreilles du spectateur : un vœu formulé par une jeune femme le jour de son vingtième anniversaire, une bataille titanesque, le contenu d’une boîte noire, un chat qui passe ou ne passe pas dans un jardin par une après-midi ensoleillé.

Magnifiquement dessiné et porté par une musique envoûtante composée par Pierre Földes lui-même, Saules aveugles, femme endormie est fait de ces toutes petites et de ces grandes choses, ce qui donne à la fois une oeuvre mélancolique sur la solitude, l’amour et le sens de la vie, une ode à l’imagination et à la nature, et un appel à sortir des sentiers battus pour se laisser entraîner par l’inattendu. Le film sortira le 15 mars au cinéma.   

Âme soeur cherche prince charmant

Là où Saules aveugles, femme endormie mise sur la délicatesse et l’élégance, My Love Affair With Marriage (coproducteur luxembourgeois: Antevita Films) est tout au contraire un film fougueux, plein de bruit, d’émois, de chansons et de dérision, qui démonte joyeusement le mythe du prince charmant et de l’âme sœur tout en posant des questions parfaitement sérieuses sur le fonctionnement du corps et du cerveau humains, le libre arbitre et la quête de soi. La réalisatrice lettone Signe Baumane avait réalisé en 2014 un premier long métrage tout aussi stimulant, intitulé Rocks in My Pockets*, sur le sujet pourtant difficile de la dépression et de la santé mentale. Elle a aussi tourné plusieurs courts dont une série intitulée Teat Beat of Sex. Lors de la présentation de My Love Affair With Marriage au Luxfilmfest dimanche dernier, elle a expliqué: « J’ai fait des films sur le sexe et j’ai fait un film sur la dépression. Et puis, j’ai voulu faire un film qui réunirait le sexe et la dépression et donc j’ai parlé du mariage. »

❝My Love Affair With Marriage est une anti-comédie romantique.❞

Comme Rocks in My Pockets, ce deuxième long métrage est largement autobiographique. Il commence par nous présenter la petite Zelma (Dagmara Dominczyk) qui est vite montrée du doigt à l’école parce qu’elle ne se comporte pas « comme une vraie fille ». Quand elle tombe amoureuse d’un garçon de son âge (huit ans), elle décide, pressée par ses camarades de classe, sa mère et un chœur imaginaire de trois « sirènes » (qui ressemblent beaucoup aux trois sorcières de MacBeth), de changer et de tout faire pour plaire à l’élu de son cœur. Mais il n’y a pas que l’influence de la société, il se passe aussi des choses dans le corps de Zelma, des hormones, des réactions chimiques complexes et parfois contradictoires, qui la font se jeter à corps perdu dans l’amour et bientôt l’idée que le mariage va la sauver de tout si seulement elle fait les sacrifices qu’on attend d’elle.

Signe Bauman nous entraîne alors à cent à l’heure dans les émois, les pulsions et les peurs d’une adolescente qui promet de garder sa virginité pour son mari et la perd lors d’un premier rapport, consenti mais dénué de tout romantisme, avec un homme âgé (à ses yeux). Elle apprend alors la souffrance de l’amour, s’éprend à nouveau et dit cette fois « oui » au mariage pour vite déchanter : ce n’est pas le paradis qu’on lui avait fait miroiter. Plus tard, elle épousera un Suédois qui, comme Zelma, n’ose pas montrer ce qu’il est au fond de lui-même.

My Love Affair With Marriage est une anti-comédie romantique, le démontage systématique et hilarant de toutes les conventions liées à l’Amour, au prince charmant, au mariage et même aux enfants. Pourtant, Signe Baumane ne se moque pas, mais se demande très sérieusement comment cela fonctionne ou pourquoi cela ne fonctionne pas, d’où nous viennent en vérité ces émotions et ces désirs qu’on pense être personnels, quel est notre libre arbitre là-dedans et comment être heureuse malgré tout. Et ça donne un film à la fois drôle, divertissant, poignant et…  pédagogique qui devrait être au programme de tous les lycées. (sortie du film prévue à l’automne 2023)

* Films disponibles sur a-z.lu