Le Japonais Hirokazu Kore-eda et le Turc Nuri Bilge Ceylan reviennent en grande forme à Cannes, mais c’est le Britannique Jonathan Glazer qui offre au festival la proposition la plus audacieuse et le premier vrai candidat à une Palme d’or attribué par le jury de Ruben Östlund.
Habitué du festival de Cannes et Palme d’Or 2018 avec Shoplifters / Une affaire de famille, le réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda revient à son sujet de prédilection, l’enfance, dans Monster, présenté en Compétition. Pour raconter l’histoire d’un gamin apparemment maltraité dans son école par un professeur incompétent, et surprotégé par sa mère qui l’élève seul après la mort du père, il éclate son récit en trois parties dont chacune épouse le point de vue d’un personnage différent : la mère, le prof et l’enfant.

Le procédé a été popularisé en 1950 par le film Rashomon (Akira Kurosawa) qui montrait quatre versions d’un même crime. C’est devenu presque un genre à part entière, dont l’une des règles est que chaque nouvelle version doit apporter un éclairage nouveau et complémentaire, démontrant à quel point l’interprétation d’un fait donné dépend de l’accès à certaines informations cruciales tout en étant aussi question de subjectivité et de point de vue. Dans Monster, les faits consistent en un nez qui saigne, des cheveux coupés, une basket perdue et la conviction exprimée par le jeune Minato (Soya Kurokawa) qu’on lui a implanté « le cerveau d’un porc ». Ce qui n’est qu’une façon de décrire son sentiment de n’être pas comme les autres.
Les inquiétudes de la mère (Sakura Ando) paraissent tout d’abord parfaitement justifiées et corroborées par le comportement pour le moins étrange de la directrice d’école et des enseignants dont on ne comprendra les raisons qu’en revivant les événements avec le professeur accusé d’avoir frappé et insulté Minato. Le film semble alors se diriger vers une réflexion sur les méfaits de la rumeur, à travers l’exemple d’un enseignant vilipendé pour une remarque inconsidérée ou un geste accidentel. Mais la troisième partie nous place aux côtés des enfants, de Minato lui-même, et de son ami Eri qui semblait jusque-là n’être qu’un personnage secondaire parmi d’autres.

Kore-eda excelle à filmer le monde des enfants ainsi que les bouleversements qu’ils traversent. Et si le drame surgit ici de la rigidité et de la réserve frisant l’introversion de la société japonaise, ainsi que de murs infranchissables érigés entre les humains mais aussi entre les fonctions – enseignants d’un côté, parents d’élèves de l’autre -, le réalisateur met surtout en évidence le gouffre existant entre l’univers des adultes et celui des enfants. En passant, il thématise, avec finesse et délicatesse, le deuil, la famille, l’amitié, la maltraitance des enfants, les stéréotypes de genre et une homophobie sournoise qui ne dit jamais son nom.
„Que fais-tu pour la société?“

En partie, le décor (une école) et les personnages (des instituteurs) sont les mêmes dans Les Herbes sèches du Turc Nuri Bilge Ceylan. Lui aussi Palme d’or (pour Winter Sleep, en 2014), Ceylan suit, comme déjà dans certains films précédents, un intellectuel citadin qui rêve d’un poste à Istanbul, mais doit d’abord passer par une sorte de service obligatoire dans un village anatolien. Le réalisateur adore ces personnages quelque peu hautains dont l’arrogance sera mise à mal par un incident apparemment sans conséquence. Ici, c’est l’accusation d’une élève qui, amoureuse de l’instituteur comme on peut l’être à cet âge et se sentant trahie par lui, se prétend malmenée et insultée. Chez Ceylan, le point de vue reste de façon conséquente celui de l’instituteur Samet (Deniz Celiloglu) qui prend très mal cette critique. Bien que le recteur décide de ne pas donner suite à l’affaire et que les parents d’élèves ne semblent pas s’en mêler, Samet, qui se trouvait extrêmement généreux d’apporter un semblant d’éducation artistique à des gamins destinés à passer leur vie à planter des patates, est furieux et s’oppose de plus en plus à son entourage. Outre de mal digérer l’affront qui lui a été fait par la jeune élève, il « vole » à son colocataire Kenan (Musab Ekici) la jeune femme nommée Nuray (Merve Dizdar), qu’il lui avait pourtant lui-même présentée. Militante de gauche, Nuray a perdu une jambe dans un attentat. C’est avec elle que Samet a, vers la fin du film, une très longue conversation sur l’individualisme et l’action collective, l’idéalisme et la résignation, la bonne conscience et l’action militante. « Que fais-tu pour la société ? » ne cesse de demander Nuray à Samet lors d’un dîner en tête à tête, comme s’il s’agissait là d’un examen à faire passer à tout amant potentiel. Sans doute bon nombre de sous-entendus concernant la situation politique de l’Anatolie échappent aux spectateurs non turcs mais la description des sentiments, les petites trahisons et les automystifications qui rongent les personnages sont universelles. Le talent de Nuri Bilge Ceylan est de nous mener à travers 197 minutes sans action majeure comme s’il s’agissait d’un thriller, grâce à un scénario parfaitement réglé, une splendide mise en scène et le talent de ses trois acteurs principaux.
Une villa à Auschwitz

Jonathan Glazer n’avait pas réalisé de long métrage depuis Under the Skin (2013) qui était assurément l’une des plus étranges réflexions cinématographiques sur l’essence de l’humanité. The Zone of Interest, qui marque donc son retour au cinéma, commence par un long plan noir sur laquelle plane une musique envoûtante qui prend aux tripes, écrite par Mica Levi (qui avait également créé la bande sonore de Under the Skin). Puis la lumière surgit et l’on découvre une famille déjeunant sur l’herbe par une belle journée ensoleillée. L’image est si nette qu’on a l’impression de littéralement plonger dedans. Ce n’est que peu à peu que les nattes blondes des fillettes ou la coiffure undercut du père de famille nous font tiquer. Les voitures repartant en fin d’après-midi confirment nos soupçons. L’emblème de la SS orne les plaques.
The Zone of Interest est un film d’époque à l’esthétique étrangement contemporaine, alors même que les décors, les costumes et les accessoires sont fidèles à la période évoquée. Mais rien ne nous renvoie vers le côté patiné qui rappelle d’ordinaire que nous sommes dans le passé. L’effet est curieusement déstabilisant, et ce d’autant plus que la caméra est statique et semble observer les choses de loin. Il faudrait d’ailleurs plutôt parler de caméras au pluriel puisque l’ensemble des actions ont été enregistrées par une dizaine de caméras installées dans différentes pièces de la maison construite pour le film, et manipulées à distance. On y voit les enfants jouer, la mère papoter avec ses amies, le père tenir une réunion. La caméra nous emmène aussi dans le très beau jardin et ce n’est qu’en apercevant une tour de garde surgissant au-delà d’un haut mur qu’on comprend qu’on est à Auschwitz, dans la villa de Rudolf Höβ, le commandant du camp d’extermination.
On pourrait décrire The Zone of Interest comme l’exact opposé de Le Fils de Saul (2015). Là où László Nemes avait choisi le point de vue d’un membre du Sonderkommando et une caméra strictement subjective qui nous plaçait au milieu du camp et au centre de l’horreur, Jonathan Glazer reste de l’autre côté du mur pour filmer de la manière la plus distancée possible « l’envers du décor ». A la course effrénée du protagoniste de Nemes répond le doux farniente de la famille Höβ. Mais un passage souterrain relie la villa au camp, les cheminées sont parfaitement visibles tout comme sont audibles les aboiements des chiens, les cris des prisonniers et les tirs de mitraillettes. Un grondement sourd rappelle jour et nuit la mort à l’échelle industrielle administrée dans le camp, qui comportait aussi des usines où travaillaient les détenus. A tout cela, la famille Höβ est sourde et aveugle, par habitude, indifférence, aveuglement idéologique ou simple obéissance aux ordres donnés.
Jonathan Glazer ne dit certes rien de nouveau sur la banalité du mal mais il la filme comme on ne l’a jamais fait auparavant. Höβ (Christian Friedel) est fier de résoudre brillamment les inévitables problèmes logistiques qui vont de pair avec l’extermination de plusieurs millions d’individus et veut faire breveter un système ingénieux de fours crématoires fonctionnant à la chaîne. Le film ne contient pas une once de sentimentalité et n’accorde aucun moment de doute à ses personnages. Tandis que Monsieur discute de fours crématoires avec des ingénieurs, Madame (génialement interprétée par Sandra Hüller) essaie un manteau de fourrure dont on ne devine que trop l’origine. Et elle tient à son jardin, tant et si bien que, quand son mari doit être muté, elle refuse de quitter sa villa à Auschwitz.
Une séquence brechtienne nous arrache à l’illusion du cinéma. Dans un long couloir menant au bureau où Höβ vient de recevoir l’ordre de préparer l’élimination des Juifs hongrois, on le voit pris d’une soudaine nausée, référence assumée à celle d’un bourreau indonésien impénitent dans le documentaire Act of Killing (Joshua Oppenheimer, 2012) – autre grand film sur un génocide – qui, confronté à ses crimes des années après le massacre à mains nus de centaines de milliers de sympathisants communistes, était submergé par d’incontrôlables convulsions. Mais Höss passe outre. Il fera son travail et dans le camp transformé en musée – le film a été tourné sur place ! – les descendantes des Polonaises qui servaient autrefois la famille Höβ, nettoient aujourd’hui les vitrines qui en témoignent.
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