Qu’en est-il de la « gouvernance culturelle » au Luxembourg ?

Lettre ouverte de Forum Culture(s) aux partis politiques

Auteurs : Carl Adalsteinsson, Claude Frisoni, Serge Kollwelter, Michel Pauly, Paul Rauchs, Christian Ries, Anne Simon, Fabio Spirinelli, Paul Thiltges, Serge Tonnar et Raymond Weber pour Forum Culture(s)

Notice biographique : Né il y a plus de 15 ans, Forum Culture(s) s’était donné deux objectifs : d’une part, essayer de replacer la culture au centre du débat politique, en créant une plate-forme publique qui permette à tous les acteurs culturels intéressés d’avoir des échanges libres sur les grands enjeux de politique culturelle et de faire éventuellement des propositions d’action aux pouvoirs publics ; d’autre part, ouvrir le secteur culturel aux autres domaines publics, dans une démarche de développement durable. Forum Culture(s) a tâché de remplir ces objectifs par le Pacte culturel, par des conférences et des prises de position, en amont des élections et de l’élaboration des programmes de coalition.

N’ayant d’autre légitimité que celle de la pertinence éventuelle de leurs idées et propositions, les membres de Forum Culture(s) ont essayé d’être, tout au long de ces années, un espace public pour l’analyse et la réflexion de la politique culturelle, en toute indépendance idéologique, religieuse ou politique.

Tout en insistant sur la nécessité d’avoir à l’avenir aussi cet espace publique d’échange, de discussions et de propositions, Forum Culture(s) a décidé d’arrêter ses activités par la présente Lettre Ouverte.

La culture comme projet sociétal, bien public et enjeu politique : bien commun, droits culturels, démocratie culturelle, émancipation, participation. Tels étaient les concepts-clés du Manifeste culturel d’octobre 2008, puis du Pacte culturel signé par six partis politiques le 6 décembre 2008. Il y était dit, par ailleurs, qu’il fallait faire de la culture, des arts, de la recherche et de l’innovation « une ressource stratégique pour notre société », où la créativité, le savoir et le savoir-faire deviendraient nos nouvelles matières premières.

Qu’en est-il aujourd’hui, après une crise Covid lors de laquelle la culture ne figurait pas parmi les biens jugés « essentiels » et à un moment où la culture risque de faire les frais des milliards d’euros que nous devons investir pour faire face au changement climatique, dans le contexte de la crise financière et pour les industries de l’armement ? Certes, la culture a été retenue dans la nouvelle Constitution (article 42) et l’Unesco l’a déclarée « bien public mondial » (déclaration finale de la Conférence mondiale de l’Unesco sur les politiques culturelles et le développement durable, Mexico, 30 septembre 2022). Comment expliquer, dès lors, que la culture, grâce à laquelle chacun peut découvrir son humanité commune et se constituer en citoyen libre et éclairé, reste le parent pauvre dans la coopération internationale (voir l’absence d’un objectif culturel dans l’Agenda 2030 des Nations unies) et que le gouvernement actuel n’a guère réussi à développer les dimensions culturelles dans les domaines de l’éducation, du social, de l’économie, de la santé, de l’aménagement du territoire, du développement durable, de la coopération au développement, des relations internationales… ? Tout comme il n’a guère réussi à développer les interactions entre les « professionnels » et les « amateurs » des arts et de la culture, ni à promouvoir la participation et l’empowerment culturels d’un plus grand nombre de citoyens.

Depuis le Pacte culturel, de nouveaux défis sont apparus, concernant entre autres les droits culturels, la « résonance » et la « résilience » culturelles, les « nouveaux » espaces, lieux et temps culturels (tiers-lieux, community hubs, creative labs), audience development, transformative Kulturpolitik, interculturalité et transculturalité, l’intelligence artificielle, la pensée décoloniale, le rôle de la culture dans les transitions climatique, énergétique, socio-écologique ainsi que dans les situations d’insécurité humaine, de conflit et de guerre.

On peut constater ici que le Kulturentwécklunsplang (KEP), s’il est incontestablement un excellent outil de mise en œuvre d’une politique culturelle (tout comme Kultur | lx Arts Council Luxembourg), il ne saurait cependant remplacer une politique culturelle désireuse de relever les nombreux défis non seulement actuels, mais surtout futurs. Or, le silence des partis politiques concernant l’analyse de ces nouveaux défis et les réponses qu’on pourrait et devrait y apporter est assourdissant !

La culture comme enjeu territorial : alors que le 11 juin prochain auront lieu des élections communales, la culture semble être la grande absente de ces élections ouvertes pour la première fois à tous les résidents non-luxembourgeois. Or, c’est dans nos communes que se vit tout ce qui fait société et que se concrétise un vivre-ensemble respectueux de la culture et de la dignité de l’autre. C’est dans nos communes que nous accueillons les réfugiés et les migrants. C’est dans nos villes et nos villages que nous pouvons pratiquer une inclusion caractérisée par la curiosité de la différence et la quête de l’altérité, et visant à respecter et à représenter tous les citoyens et toutes les citoyennes de manière équitable, en donnant à tout le monde un accès aux mêmes potentialités/capacités sociales et culturelles.

Placer la culture et l’action culturelle quelque part entre le sport, les activités de loisirs et le tourisme – comme c’est le cas dans les programmes qu’on a pu consulter jusqu’ici pour les élections communales – ne nous semble guère rendre justice aux fonctions que la culture peut et doit jouer, sur le plan communal comme sur le plan national, des fonctions de création de liens de cohésion sociale et de stimulant de démocratie culturelle et sociale, ainsi que de citoyenneté participative.

La culture comme défi d’intégration et d’inclusion : alors que le ministère de la Culture, le ministère de la Famille et les administrations communales devraient promouvoir et accompagner les démarches d’intégration et d’inclusion, y compris culturelles, c’est la plupart du temps la société civile qui joue les premiers rôles, sans avoir nécessairement les soutiens nécessaires de la part des autorités publiques : Caritas, Croix-Rouge, Association de soutien aux travailleurs immigrés, Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte, Ligue HMC, Association des parents d’enfants mentalement handicapés, Kräizbierg, etc.

La question que nous aimerions poser aux partis politiques est triple :

  • Comment prendre mieux en charge, sur les plans national et communal, celles et ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont « loin de la culture » et qui ne partagent pas nos « codes » culturels, afin de développer, avec les personnes concernées, des projets et programmes vraiment « inclusifs » ? 
  • Comment inverser le préjugé consistant à constater que certains publics ne s’intéressent pas à la culture, en reconnaissant que la culture s’intéresse trop peu à ces publics, en particulier chez les travailleurs pauvres ou les populations marginalisées ?
  • Comment établir une « nouvelle gouvernance » entre l’Etat et les communes d’une part et la société civile d’autre part, et cela sur une base partenariale ?

La « gouvernance culturelle » : si la mise en œuvre du programme gouvernemental en matière de culture nous semble avoir été quelque peu négligée au profit de la mise en œuvre du KEP, il est indéniable que la ministre de la Culture, Sam Tanson, et son équipe ont réussi à structurer et consolider un secteur culturel qui a continué à se professionnaliser. Nous sommes ici bien loin du laisser-aller erratique des prédécesseurs !

Si la tenue de plusieurs sessions (générales et/ou thématiques) des Assises culturelles constitue une avancée certaine et si la création de Kultur | lx Arts Council Luxembourg a sans doute le potentiel de devenir un outil précieux au service de nos artistes, il n’en demeure pas moins que plusieurs interrogations demeurent :

  • Le ministère de la Culture, en proposant/imposant à toute une série d’associations sans but lucratif une « charte de déontologie pour les structures culturelles » et en demandant la transformation de cinq d’entre elles (Casino – Forum d’art contemporain ; Rotondes ; MUDAM – Musée d’art moderne Grand-Duc Jean ; Théâtre national du Luxembourg ; Trois C-L – Centre de création chorégraphique luxembourgeois) en établissement public, ne renforce-t-il pas trop une vision top-down de la politique culturelle, aux dépens de la diversité culturelle et des émergences artistiques d’une démarche bottom-up ? Et puis, est-ce une démarche vraiment « orientée compétences » et responsable d’imposer par exemple quatre représentants d’un même ministère dans le but d’avoir une majorité au sein d’un conseil administratif, aux dépens des compétences existant parmi les artistes, les acteurs culturels et la société civile ? Pourquoi le ministère de la Culture ne s’est-il pas inspiré ici de la « bonne pratique » de Radio 100,7, certes aussi un établissement public, mais avec une majorité – et une présidente – de la « société civile » au sein du conseil administratif ?
  • Qu’en est-il de la « gouvernance culturelle » : au niveau national, entre l’Etat et les communes, dans les associations sans but lucratif (voir le projet de loi n° 6054 sur les ASBL et les fondations) et autres structures culturelles ?
  • Améliorer les processus culturels : cela nous semble être un défi important et nécessaire, pour les créateurs et interprètes, à un moment où les formats artistiques et les modèles économiques sont en train de changer profondément et où l’on voudrait permettre à nos artistes de ne pas avoir à enchaîner production sur production pour survivre et de mieux maîtriser la préparation de leurs œuvres et spectacles, la gestion des temps de création ainsi que la diffusion et distribution.

Pour ce qui est des pouvoirs publics, il nous semble indispensable qu’ils se dotent d’un certain nombre d’« outils » :

  • en amont de projets et programmes culturels, par la mise en place, notamment, d’un observatoire culturel (dont les principales missions pourraient être la collecte des données, y compris statistiques, la recherche et la réflexion, l’organisation de débats, voire l’évaluation) ;
  • pendant la mise en place de ces projets et programmes, par un ou plusieurs forum(s) d’échange, de discussion, de proposition ou par exemple par un conseil supérieur de l’action culturelle ;
  • en aval, en faisant des évaluations régulières, par l’observatoire, par l’université ou par des instituts de recherche, sur la base de critères établis d’un commun accord.

Le ministère de la Culture, qui participe désormais à la plate-forme du Compendium of Cultural Policies & Trends (43 pays du Conseil de l’Europe), pourrait profiter ici de l’expertise non seulement du Conseil de l’Europe, mais aussi de l’Unesco ou encore de l’Agenda 21 de la Culture.

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