„Les Algues vertes“ de Pierre Jolivet : Dossiers bretons, scénario maladroit

S’attaquer à l’agriculture intensive en Bretagne, c’est un peu comme remettre en question la place financière au Luxembourg. C’est s’en prendre aux fondements même d’un modèle économique. Les journalistes qui essaient d’enquêter sur l’industrie agroalimentaire bretonne sont régulièrement confronté.e.s à l’hostilité de ceux et celles qui en profitent et à l’angoisse de beaucoup d’autres, qui ont peur de voir leurs maigres moyens de subsistance leur échapper. Les Algues vertes raconte le combat de l’une de ces journalistes.

(c) Haut et Court

Le cas de Morgan Large, journaliste locale dont la vie a été mise en danger, et celui d’Inès Léraud ont fait la une des médias nationaux en France mais d’autres confrères et consoeurs subissent tout aussi régulièrement des pressions lorsqu’ils enquêtent sur l’industrie agricole en Bretagne. Ines Léraud a tiré de son expérience une série radiophonique pour France Culture, ainsi qu’une BD, réalisée avec la complicité du dessinateur Pierre Van Hove et intitulée Algues vertes, l’histoire interdite (éd. La Revue dessinée/Delcourt, 2020). Elle s’est vendue à plus de 130.000 exemplaires, contribuant à délier les langues.

Rappelons que les algues vertes qui envahissent les plages bretonnes prolifèrent grâce aux excédents de nitrates déversés sur les champs et dans les cours d’eau par les élevages industriels. Au stade de putréfaction, ces algues dégagent un gaz très toxique appelé le sulfure d’hydrogène (H2S), qui non seulement pue mais peut s’avérer mortel en quelques minutes pour les animaux et les êtres humains.

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Le cinéaste Pierre Jolivet vient de tirer un film de fiction de la BD à succès d’Inès Léraud. Cette dernière était une enquête journalistique sous forme dessinée plutôt qu’un roman graphique, l’auteure ayant choisi de s’effacer derrière son travail en laissant la place aux témoins et aux explications factuelles. Les dessins servaient à rendre facilement compréhensibles des systèmes complexes comme celui des très puissants lobbys bretons. Pour étayer le discours de la journaliste, le livre reproduisait par ailleurs des documents et des citations ainsi que la chronologie des événements.

Tout en choisissant l’angle subjectif de la journaliste, Pierre Jolivet essaie d’être aussi didactique que la BD.

Inès Brockovich – une fiction à l’américaine

Soucieux d’atteindre un public qui ne se serait sans doute pas déplacé pour un film documentaire sur les algues vertes, Pierre Jolivet a voulu en faire une fiction à l’américaine. Il avoue d’ailleurs avoir pris comme modèle Dark Waters, réalisé en 2019 par Todd Haynes, mais on pense bien sûr aussi à Erin Brockovich (Steven Soderbergh, 2000). L’Inès Lénard du film (Céline Sallette) n’est toutefois pas une laissée-pour-compte comme Erin, immortalisée par Julia Roberts. Elle est pigiste chez France Culture et soutenue moralement par sa compagne Judith (Nina Meurisse), celle-ci reprenant le rôle de la fidèle épouse dont la mission se limite à veiller au repos du guerrier (ici : de la guerrière). Le réalisateur nous fait ainsi entrer dans la vie privée de Lénard qui, d’après ses déclarations dans la presse, n’en demandait pas tant. Elle a fini par accepter pour la bonne cause, Jolivet espérant bien sûr nous émouvoir par là.

(c) Haut et Court

Mais ces séquences intimes sont d’une trop grande banalité, tout comme d’ailleurs les dialogues et certaines situations. Il aurait mieux valu dynamiser davantage l’enquête et les multiples conflits qui la jalonnent, de même que l’omerta à laquelle se heurte sans cesse la protagoniste. Tout en choisissant l’angle subjectif de la journaliste, Pierre Jolivet essaie par ailleurs d’être aussi didactique que la BD. Mais intégrer un cours magistral sur les origines de l’agriculture intensive dans l’après-guerre au beau milieu d’une fiction donne presque forcément lieu à une séquence balourde. Plutôt que de lorgner du côté américain, il aurait peut-être dû s’inspirer de son compatriote Stéphane Brizé qui, dans sa trilogie portée par Vincent Lindon (La Loi du marché, 2015 ; En guerre, 2018 ; Un autre monde, 2021) a réussi un cinéma engagé autrement plus efficace, plus perturbant et cinématographiquement mieux maîtrisé et plus inventif.

Il reste un film qu’on jurerait fait pour la célèbre émission Les dossiers de l’écran [i], autrefois diffusée sur la télé publique française. Un film qui a cependant le mérite d’exister et d’expliquer à un large public les conséquences néfastes de l’agrobusiness, en dépassant le cas particulier de la Bretagne. Un film tout à fait honorable qui prend soin de ne pas pointer du doigt les paysans, eux-mêmes victimes d’un système contre lequel ils se sont d’ailleurs battus à ses débuts. S’il contribue à dénoncer une industrie devenue indéfendable, s’il peut servir de support à des discussions et à des actions de sensibilisation, s’il arrive à encourager le dialogue, aide à faire réfléchir et pousse à changer de modèle, Les Algues vertes a toute sa raison d’être.


[i] L’émission proposait à chaque fois un film suivi d’un débat entre spécialistes sur la thématique abordée dans le film.

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