„Io capitano“ : Voyage vers la terre promise

En réalisant Io capitano (Lion d’argent pour la meilleure réalisation au Festival de Venise 2023), qui raconte le périple d’un jeune migrant de Dakar à Lampedusa, le cinéaste italien Matteo Garrone (Gomorra, Dogman, Pinocchio) a voulu redonner un visage et une humanité aux dizaines de milliers de personnes issues d’Afrique qui mettent chaque année leur vie en jeu pour rejoindre l’Europe.

(c) Pathé/Tarantula

En 2023, plus de 2.500 hommes et femmes ont été déclarés morts ou disparus dans la seule Méditerranée, selon les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), quelque 28.500 au total depuis 2014, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), estimations qui sont considérées comme minimales.

A ces statistiques, il faut ajouter celles – moins souvent citées – des migrants qui perdent leur vie lors du voyage sur le continent africain lui-même. L’OIM en a dénombré au moins 2000 dans le Sahara depuis 2014, tout en précisant qu’ils sont encore plus difficiles à comptabiliser que les morts en mer. Aucun chiffre ne semble disponible sur les personnes qui disparaissent à jamais dans ce que les médias appellent depuis quelques années « l’enfer libyen » .

Des documentaires et des films de fiction essaient d’alerter l’opinion publique européenne sur ces faits. On rappellera, parmi les plus connus, Terraferma d’Emanuele Crialese (grand prix du jury à Venise en 2011), Styx de Wolfgang Fischer (2019) (qui se passe toutefois dans l’Atlantique) ou le documentaire Fuocoammare de Gianfranco Rosi (Ours d’Or à la Berlinale 2016) . Tous ces films se placent du côté des Européens et questionnent ainsi notre réaction – ou absence de réaction – face à la multiplication de ces morts. Mais les migrants y restent toujours les « autres » et sont montrés comme des victimes étrangères passives, des naufragés hagards, sans réelle personnalité. Garrone a donc voulu changer le point de vue en choisissant comme protagoniste un adolescent sénégalais qui rêve de trouver le bonheur en Europe et s’élance sur les chemins de l’immigration illégale, malgré de multiples mises en garde de la part de ses aînés.

(c) Pathé/Tarantula

L’une des originalités du film est de ne pas justifier le départ de Seydou par la misère ou la guerre. Seydou (Seydou Sarr, récompensé à Venise par le Prix Marcello Mastroianni pour le meilleur espoir) et son cousin Moussa (Moustapha Fall) sont des ados comme tous les autres, avec les mêmes rêves, les mêmes illusions et la même envie de découvrir le monde. Mais le destin les a fait naître sur le continent africain et ainsi privés du droit de voyager où bon leur semble. A seize ans, on n’est toutefois pas raisonnable. Après avoir travaillé plusieurs mois en cachette sur des chantiers pour gagner l’argent de la traversée, et après s’être assurés de la bénédiction des ancêtres donnée par l’intermédiaire d’un marabout qui les laisse quelque peu perplexes, les deux amis se lancent sur la route. C’est la traversée du Sahara, en voiture puis à pied, sous la conduite de passeurs indifférents aux pertes humaines, qui leur fait comprendre véritablement ce qui les attend. Ils voient des gens morts et d’autres mourir, sans rien pouvoir faire pour les aider.

Avec l’arrivée en Libye, leur terreur monte encore d’un cran. Moussa, qui avait écouté un ancien migrant et caché son argent dans son anus, ne peut pas payer les pots-de-vin exigés par les militaires et est emmené, alors que Seydou reste libre un peu plus longtemps avant d’atterrir lui aussi dans un des centres de détentions libyens qui sont devenus synonymes de centres de torture. A nouveau, il s’en sort, grâce à un codétenu burkinabé qui le fait passer pour son apprenti. Ils sont tous les deux vendus en tant que maçons à un riche propriétaire pour lui construire une fontaine dans le désert. Magnanime, ce dernier les libère après la finition de l’ouvrage et leur paie même le voyage jusqu’à Tripoli.

(c) Pathé/Tarantula

Contrairement à bon nombre de documentaires qui n’atteignent qu’un public converti d’avance, Io capitano est un film qui par son envergure, sa forme, ses personnages et sa réelle générosité, est susceptible de toucher un plus large public.

Alors que la critique anglophone a, dans sa majorité, applaudi le film – qui a été retenu sur la short list établie pour l’Oscar du meilleur film étranger -, la presse française est plus circonspecte et reproche notamment à Garrone d’avoir tourné de « belles images » dans une situation dans laquelle l’esthétisation n’est guère de mise. Des plans filmés à la Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962), montrant les voitures fonçant à toute allure dans le désert, ou la file des migrants avançant sur les dunes à la tombée de la nuit, semblent en effet tout droit sortis d’un documentaire pour National Geographic. Et quand la réalité devient trop cruelle, le réalisateur a recours à une version quelque peu affadie du réalisme magique ou de son corolaire africain. Mais ces images, tout comme d’ailleurs bon nombre de situations dans lesquelles se retrouvent les deux garçons, restent finalement assez convenues. Matteo Garrone a certes écouté les récits de vrais migrants mais il les a édulcorés ou plutôt, il les a transformés en une sorte d’odyssée jalonnée d’épreuves dont le héros se sort à chaque fois.

L’Europe en point aveugle

A la fin, Seydou est chargé de conduire le vieux rafiot tout rouillé qui doit les mener des côtes libyennes jusqu’en Italie. En effet, les passeurs se déchargent souvent de cette responsabilité sur des migrants, et parmi eux des mineurs (ils risquent moins s’ils sont arrêtés), en ne leur laissant pour toute consigne que quelques informations de base – toujours garder le cap sur le nord ! – et un téléphone pour appeler Alarmphone, un projet de bénévoles qui essaie tant bien que mal d’aider les embarcations en situation de détresse. Contre son gré, Seydou sera donc le capitaine du bateau.

(c) Pathé/Tarantula

Du haut de ses seize ans, Seydou se révélera plus compatissant, plus mature, plus responsable, en un mot : plus humain que la plupart des gens qu’il rencontre tout au long de son voyage. A l’exception de Moussa et du maçon burkinabé qui va l’aider en Libye, les autres personnages ne sont pas développés. Le point aveugle du film, c’est toutefois l’Europe, la terre promise au bout du périple. Le fait de voir surgir la Sicile à l’horizon est filmé comme une victoire en soi et la consécration d’un héros d’un genre nouveau. La fin reste néanmoins assez ambiguë pour qu’un public un tant soit peu informé de ce qui attend Seydou sur le continent européen puisse interpréter sa joie comme une illusion de plus. Amara Fofana, le jeune garçon guinéen dont Garrone s’est inspiré pour cet épisode, a passé plusieurs mois dans une prison italienne. Mais en s’attachant au point de vue, nécessairement restreint d’un jeune migrant, Matteo Garrone évacue du même coup toute réflexion politique.

S’il a tourné l’un des premiers films de fiction qui évoquent aussi crûment les conditions de vie et de détention des migrants en Libye, Garrone se contente de pointer du doigt les méchants Libyens. Or, le Conseil européen a renouvelé en mars 2023 son soutien financier aux autorités libyennes pour qu’ils empêchent les migrants d’arriver en Europe et ce, alors que les responsables sont parfaitement au courant de ce qui se passe en Libye puisque cela a été dénoncé par des médias et différentes ONG, et reconnu par l’UE elle-même .

Néanmoins, il serait mal venu de faire la fine bouche. Contrairement à bon nombre de documentaires qui n’atteignent qu’un public converti d’avance, Io capitano est un film qui par son envergure, sa forme, ses personnages et sa réelle générosité, est susceptible de toucher un plus large public, y compris des jeunes qui s’identifieront sans mal au héros adolescent. Garrone ne cesse de le montrer dans des séances scolaires en Italie où il a par ailleurs déjà rassemblé huit cent mille spectateurs depuis sa sortie en septembre, ce qui est considérable. Même le pape l’a vu ! Au Luxembourg, il sort ce mercredi sur grand écran.

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