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Quand les hommes se prennent pour Barbe-Bleue : l’affaire Benoît Jacquot/Judith Godrèche
Outre le feuilleton Depardieu et sa cohorte de tribunes et de contre-tribunes, une autre actualité liée au mouvement #Metoo a secoué la France au moment du nouvel an : l’affaire Benoît Jacquot/Judith Godrèche. L’actrice était âgée de quatorze ans quand elle a commencé une relation avec le réalisateur Benoît Jacquot qui en avait une quarantaine. Dans une série pour Arte intitulée Icon of French Cinema, elle règle ses comptes avec son passé en mettant en scène une version fictive d’elle-même .

Qu’un réalisateur tombe amoureux de son actrice – et vice-versa – n’a rien de nouveau. On connaît les couples Roberto Rossellini/Ingrid Bergman, Tim Burton/Helena Bonham Carter, Woody Allen/Mia Farrow, Woody Allen/Diane Keaton, Michel Hazanavicius/Bérénice Bejo, Noah Baumbach/Greta Gerwig, Alain Resnais/Sabine Azéma, John Cassavetes/Gena Rowlands, pour ne citer que les plus connues et les plus durables de ces relations. Les réalisatrices sont plus rares et apparemment plus discrètes sur leur vie privée, mais pas nécessairement en reste. Valeria Bruni-Tedeschi a été en couple avec Louis Garrel, Valérie Donzelli avec Jérémie Elkaïm. Certains réalisateurs sont connus pour tomber régulièrement amoureux de leur actrice (ou acteur) du moment, tel Ingmar Bergman, Fassbinder ou François Truffaut. Sur tout cela, il n’y a rien à dire tant que cela se passe entre adultes consentants et que personne n’est sous pression. Encore qu’on lira aujourd’hui avec circonspection ce qu’écrivait Truffaut : « En face de moi, il y a généralement une jeune fille ou femme, émotionnée, craintive et obéissante, qui fait confiance et se trouve prête à l’abandon. Ce qui arrive alors, c’est toujours la même chose. »
Les choses se corsent lorsque la « jeune fille » est vraiment très jeune, voire mineure. Les cinéphiles d’un certain âge se souviennent sans doute de l’apparition, à la fin des années 1980, d’une jeune adolescente dans La fille de 15 ans (1989) de Jacques Doillon et La désenchantée (1990) de Benoît Jacquot. Moins connu est Les Mendiants, également de Benoît Jacquot et sorti en 1988, dans lequel elle jouait aux côtés de Dominique Sanda qui fut la compagne du réalisateur. Mais Sanda vient de le quitter et Benoit Jacquot commence alors une relation avec Judith Godrèche. Elle a quatorze ans à ce moment-là et lui près de quarante. Ils resteront ensemble six ans. A l’époque, tout le monde est au courant et tout le monde semble trouver cela, sinon normal, du moins sujet à plaisanterie ou insinuations plus ou moins graveleuses, comme dans l’émission Double jeu avec Thierry Ardisson en 1992, citée dans un article de l’INA.

Benoît Jacquot dit qu’elle l’a sauvé en tant que cinéaste en lui soufflant le scénario de La désenchantée. De son côté, Judith Godrèche a, pendant des années, parlé d’une manière plutôt positive de son travail avec Jacquot mais en filigrane, il n’est pas très difficile de percevoir un malaise. En 1995 (elle a alors 23 ans et ne vit plus avec Jacquot depuis trois ans), elle écrit un roman intitulé Point de côté dans lequel elle raconte l’histoire d’une jeune fille qui essaie de se reconstruire après avoir vécu longtemps avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Dans une interview réalisée à cette époque dans l’émission Faut pas rêver, elle dit que « On peut vivre des choses que vivent les adultes et rester une enfant… mais se rendre compte plus tard qu’en fait, on était une enfant. » En 2010, dans une nouvelle interview, toujours retrouvée par l’INA, face à Catherine Ceylac cette fois, elle semble suggérer que ses parents – tous deux psychothérapeutes – auraient peut-être dû la protéger davantage. Mais de son propre aveu, ce n’est qu’en regardant sa fille Tess Barthélémy adolescente qu’elle a compris qu’elle ne laisserait jamais un homme l’approcher pour vivre avec elle ce qu’elle-même a vécu avec Benoît Jacquot. De son expérience, elle a tiré une série pour Arte intitulée Icon of French Cinema dans laquelle, avec beaucoup d’humour, d’autodérision et de sensibilité, elle met en scène une version fictive d’elle-même pour régler une fois pour toutes ses comptes avec son histoire.
Emprise et malaise
Judith Godrèche y est Judith, actrice jadis célèbre en France, qui revient de Los Angeles où elle a passé de nombreuses années sans vraiment faire carrière. Elle espère remporter un rôle important dans un film. Mais dans la rue, tout le monde la confond avec Juliette Binoche ou alors, on la croit carrément morte. Et sa fille (interprétée par Tess Barthélémy), qui veut devenir danseuse, s’éprend d’un chorégraphe beaucoup plus âgé qu’elle. Judith se souvient alors de sa propre adolescence aux côtés d’un réalisateur de 25 ans son aîné, qui avait fait d’elle sa muse.

Si son histoire a quelques similitudes avec celle de Valérie Springora dont la relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff (âgé de 49 ans alors qu’elle en avait quatorze) a été racontée dans Le consentement, récemment adapté à l’écran par Vanessa Filho, l’approche est très différente. Interprétée par Alma Struve, la jeune Judith est une adolescente intelligente et vivace au visage encore poupin. La relation qu’elle entretient avec le célèbre réalisateur au charme ténébreux, qui semble la regarder avec bienveillance, est dès le début définie comme une emprise. La petite Judith préférerait passer du temps avec un copain de son âge ou aller au concert de Julien Clerc mais au lieu de cela, elle doit s’ennuyer dans des dîners parisiens ou des bars new-yorkais. Elle se sent flattée, distinguée par l’intérêt de cet homme et ne veut pas le décevoir, mais elle n’est jamais à sa place. Ici, pas de scènes à l’érotisme ambigu comme dans Le consentement de Filho, mais le souvenir lancinant de ces moments où l’adolescente est rabaissée par son amant ou regardée avec condescendance par les ami.e.s de ce dernier.
Visiblement amusé, il imagine que ses jeunes actrices ressentaient toujours « une espèce de crainte de Barbe-bleue : est-ce que je vais y passer, moi aussi […] est-ce que je vais être amoureuse de lui ? »
Judith Godrèche excelle à faire ressentir aux spectateurs ce malaise constant auquel la Judith adolescente répond par des gestes de révolte enfantins et la Judith adulte par un humour corrosif. Tout n’est pas réussi dans la série et elle est même parfois étrangement pataude, mais elle comporte des scènes saisissantes comme celle, dans l’épisode 4, dans laquelle Godrèche fait suivre un flash-back dans un bar new-yorkais par les lourds pas de ce qui se révèle être un hamster géant dans la peau duquel la Judith adulte se retrouve pour la plus humiliante de ses apparitions télévisuelles. Elle parle de son ancien amant à sa fille adolescente et dit : « Si j’avais su qu’un jour je serais ta mère, je ne l’aurais pas fait. »

D’une discussion à l’autre, avec sa fille, son père (Didier Sandre), son agente (Liz Kingsman) ou Carole Bouquet interprétant elle aussi son propre rôle, Judith Godrèche revient à son expérience d’adolescente qui l’a laissée à vingt ans sans la moindre confiance en elle et avec l’impression que sa vie s’arrêtait. Par la bouche de Bouquet, elle traite de « pervers » (on comprend qu’il a continué à la harceler après leur rupture) cet homme que, jusqu’à récemment, elle s’interdisait de nommer alors que tout le monde savait de qui il s’agissait.
C’est en découvrant sur youtube un ancien documentaire du psychanalyste et chroniqueur Gérard Miller qu’elle a réagi. Dans ce film intitulé Les ruses du désir : L’interdit (2011) figure une interview complaisante de Benoît Jacquot qui y avoue que sa liaison avec Judith Godrèche était illégale mais qu’il s’en foutait. Il prétend « qu’elle, ça l’excitait ». Miller rajoute que Jacquot a vécu une passion amoureuse avec Judith Godrèche, puis avec Virginie Ledoyen et Isild Le Besco, « toutes les trois actrices de ses films et toutes les trois séduites alors qu’elles étaient mineures ». Et Jacquot de renchérir : « Le cinéma, c’est une sorte de couverture pour des mœurs de ce type-là ». Il conclut, avec un petit sourire d’autosatisfaction : « On peut sentir qu’il y a une certaine estime, une certaine admiration pour ce que d’autres aimeraient sans doute bien pratiquer aussi. […] Ce qui n’est pas désagréable d’ailleurs. » Visiblement amusé, il imagine que ses jeunes actrices ressentaient toujours « une espèce de crainte de Barbe-bleue : est-ce que je vais y passer, moi aussi […] est-ce que je vais être amoureuse de lui ? » ce qui produirait « des effets intéressants ». Pour finir, il se plaint en souriant que « quand elles ont fini de se servir de ce qui leur sert, elles jettent » et le quittent.

Judith Godrèche a été extrêmement choquée par le sentiment d’impunité et l’autosatisfaction assez nauséabonde de Jacquot ainsi que le fait qu’il se permette de parler de son supposé désir à elle. Alors, aujourd’hui, elle met des mots sur son histoire, le traite de « monstre » et raconte qu’il contrôlait toute sa vie, ne la laissant même pas recevoir ses copains et copines dans leur appartement. Gérard Miller a salué le courage de l’actrice en reconnaissant qu’il ne ferait plus le même film aujourd’hui (d’autres témoignages dans le documentaire impliquaient également des mineurs, mais au moins parlaient-ils en leur propre nom). Quelque chose semble donc bien avoir changé. Quant à Benoît Jacquot, il n’a pas pris la parole. Son prochain film, adapté d’un roman de Georges Simenon, s’appelle Belle et raconte l’histoire d’un homme soupçonné de féminicide.
Icon of French Cinema est disponible gratuitement sur arte.tv jusqu’au 20 juin 2024.
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