„Un Silence“ de Joaquim Lafosse : Une famille presque parfaite

Dixième long métrage du cinéaste belge Joaquim Lafosse, la coproduction luxembourgeoise Un Silence est inspirée de l’affaire Hissel en Belgique. Victor Hissel était le très médiatique avocat de deux familles victimes de l’assassin pédophile Marc Dutroux, jusqu’à ce qu’il soit lui-même condamné pour détention d’images pédopornographiques et condamné à dix mois de prison. Dans le film, Daniel Auteuil joue François Schaar, juriste réputé et grand bourgeois un peu trop sûr de lui, qui est rattrapé par son passé et accusé d’actes pédophiles.

(c) Les Films du Losange / Samsa Film

Depuis ses débuts, Joaquim Lafosse filme des familles en état de crise : séparations qui se passent mal, adolescences difficiles, enfants mis en danger, couples au bord de la crise de nerfs, jeux de pouvoir et de manipulation. Chez lui, la famille est tout sauf un havre de paix. Avec attention et empathie, il la dissèque sans juger, trouvant de l’humanité même chez ceux et celles que d’autres qualifient de « monstres ». Sous le vernis des apparences, il ne dévoile pas l’horreur, comme David Lynch, mais des abîmes de complexité et des comportements d’autant plus perturbants que ses personnages sont souvent dans l’excès et la transgression. Et pourtant, ils nous ressemblent, du moins jusqu’à un certain point, et c’est ce qui rend ses films dérangeants.

Ses deux plus grandes réussites – tournées, comme Un Silence, en coproduction avec Samsa Film – sont à ce jour A perdre la raison, inspiré de l’affaire Geneviève Lhermitte qui avait assassiné ses cinq enfants, et Les Intranquilles dont le protagoniste est un peintre atteint de bipolarité comme l’était le père de Joaquim Lafosse. Dans Un Silence, le réalisateur s’attaque à la pédophilie mais s’intéresse cette fois moins au protagoniste principal de l’affaire qu’à sa femme, appelée Astrid dans le film (Emmanuelle Devos porte le film de bout en bout), qui sait mais ne dit rien. Depuis trente ans, depuis que François a eu « quelque chose » avec un adolescent de la famille, Astrid applique le silence du titre à elle-même. Non seulement se taire, mais refouler ce qu’elle sait, faire comme si de rien n’était, même si François se lève la nuit pour regarder sur son ordinateur des vidéos que le spectateur ne verra pas. Mais que quelqu’un d’autre regarde, quelqu’un qui, lui, ne sait pas tout et tait ce qu’il sait, et dont la vie va basculer par la faute de François.

Bien que le film ne quitte jamais une trame réaliste, ce que raconte finalement Un Silence, c’est, dans la grande tradition des romans gothiques, l’histoire d’une femme paralysée par l’emprise qu’exerce sur elle son mari.

Ce qui intéresse Joaquim Lafosse depuis toujours, ce sont les liens entre les membres d’une famille, comment les actions des uns vont avoir des répercussions sur les autres, jusqu’à les détruire. Le réalisateur cherche alors à savoir comment ils en sont arrivés là, et c’est bien ce que met en scène la première, longue séquence du film. Nous sommes dans une voiture et ne voyons que les yeux d’Astrid dans le rétroviseur. Cela suffit à nous faire ressentir l’angoisse qui l’étreint. Pour en sortir, il faudra qu’elle accepte de regarder dans ce rétroviseur et, de fait, la suite du film est un flash-back, ce dont le public ne se rend toutefois pas compte tout de suite.

(c) Les Films du Losange / Samsa Film

Pendant une grande partie du film, le réalisateur laisse littéralement ses spectateurs dans le noir. La plupart des séquences se passent dans une voiture où l’on ne verra qu’à peine les passagers de profil, et d’autres sont situées dans une très symbolique quasi-obscurité à l’intérieur de la trop grande maison des Schaar, qui n’est pas loin de ressembler aux châteaux lugubres des récits gothiques. Et bien que le film ne quitte jamais une trame réaliste, ce que raconte finalement Un Silence, c’est, dans la grande tradition de ces romans gothiques, l’histoire d’une femme paralysée par l’emprise qu’exerce sur elle son mari. Quelques notes de musique, qui ne cessent de revenir, représentent cette hantise, tandis que la multiplication de cadres dans le cadre enferme les personnages et menace de les broyer. Il faut tendre l’oreille pour entendre le mot « viol », prononcé au détour d’une phrase.

Le cinéaste relègue encore davantage dans l’ombre le personnage – pourtant central – du fils adolescent Raphaël (Matthieu Galoux), qui traîne lui aussi un lourd secret depuis des années. Contrairement à sa sœur, qui est partie et ne revient plus dans la maison familiale, Raph est tout autant que sa mère sous la domination d’un père qu’il admire sans doute et ne peut pourtant que haïr pour ce qu’il a fait, et se haïr lui-même parce qu’il lui ressemble. Lafosse aborde là, bien que de façon un peu rapide, le phénomène des violences familiales qui se perpétuent de génération en génération.

(c) Les Films du Losange / Samsa Film

Rien de tout cela ne touche François, qui ose se mettre en scène en père de famille bienveillant, manipule la presse à sa guise, et culpabilise sa femme dès qu’elle fait mine de s’opposer à lui. Car il est de ces gens qui se pensent au-dessus des lois et rejoint en cela certaines personnalités bien connues, mises en cause par le mouvement #MeToo et offusquées d’être ainsi montrées publiquement du doigt. C’est bien sûr en cela que Un Silence est un film contemporain, et le silence qu’il dénonce est aussi celui de la société, l’emprise celle que continuent d’exercer bon nombre de malfaiteurs puissants sur nous toutes et tous.

Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.

Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!

Spenden QR Code