Une fois n’est pas coutume, parlons littérature. Si les films évoquent souvent le monde des livres – dans le cinéma français, on a ainsi l’impression qu’au moins un personnage sur deux est soit écrivain soit éditeur – il arrive moins souvent que les romans parlent de films. L’histoire du cinéma n’est pourtant pas avare en personnages romanesques. L’écrivain français Michel Le Bris l’a bien compris qui s’est intéressé au destin fabuleux de Merian C. Cooper. Ce nom vous dit peut-être quelque chose : Cooper est le créateur de King Kong, coréalisé en 1933 avec son complice Ernest B. Schoedsack.
Mais Meriam C. Cooper, qui était né en 1893, quasiment en même temps que le cinéma, a été bien d’autres choses : héros de guerre, aventurier, aviateur, businessman : il a combattu dans deux guerres mondiales, survécu à deux (!) crashes d’avion puis à un camp de prisonniers de guerre russe dont il s’est enfui pour combattre l’Armée rouge au sein d’une escadrille de volontaires américains créée par lui. Après s’en être sorti vivant, il a cofondé la PanAm, contribué à inventer le film d’exploration, couru le monde, chassé des tigres mangeurs d’hommes et découvert Katharine Hepburn. Et il a donc tourné King Kong.
Bande annonce remastérisée par Lobster Films – (c) RKO Pictures LLC
Le gorille monstrueux, surgi de la nuit des temps, est le fruit des horreurs de la guerre vécues par Cooper, le symbole des passions destructrices qui hantent l’humanité, la personnification de la montée du fascisme et la représentation du mystère du monde sauvage qui fascine et fait trembler l’homme moderne. C’est son Cœur des ténèbres, son Voyage au bout de la nuit. L’apothéose d’une vie après laquelle, dans la version de Le Bris, il ne restera plus grand-chose à faire pour Cooper et Schoedsack. Et en effet, les deux hommes ne connaîtront plus jamais le succès de King Kong. (Schoedsack est toutefois l’auteur d’un autre grand classique, tourné parallèlement à King Kong, dans les décors de ce dernier et avec les mêmes interprètes : The Most Dangerous Game).
Pour Michel Le Bris, tout se situe entre ces deux moments, celui de la 1ère guerre mondiale et celui où le monde bascule vers la seconde. Dans l’entre-deux-guerres, ces bien nommées années ‘folles’, tout semble possible. Les exploits guerriers de Cooper et son voyage en Abyssinie où il fait la connaissance du futur empereur d’Ethiopie donnent lieu à des chapitres picaresques qui font penser parfois à Lawrence d’Arabie et d’autres fois sont plus proches des Contes des 1001 nuits.

„Grass“
Toujours à la recherche de nouvelles aventures, et inspiré par les premiers films d’exploration dont Nanook l’Esquimau fut l’un des pionniers, Cooper se lance ensuite avec Schoedsack dans le cinéma ethnographique. Grass (1925), qui suit des nomades en Iran dans un périple périlleux, met en scène la confrontation des hommes aux forces de la nature et n’est pas sans rappeler la folie des tournages à venir de Werner Herzog (le trailer est ici). Cooper et Schoedsack sont accompagnés sur ce tournage par la journaliste Marguerite Harrison (on la voit dans la bande-annonce), elle-même un vrai personnage de cinéma (elle fut entre autres espionne et cofondatrice de la « Society of Women Geographers » créée en réaction à l’exclusion des femmes des associations scientifiques). Ils tournent ensuite Chang (1927), docufiction sur un paysan tentant de faire survivre sa famille dans la jungle thaïlandaise. Nos deux héros sont confrontés quasi quotidiennement aux pires dangers, seuls capables de leur procurer la même adrénaline que la guerre. Le Bris fait en passant un personnage secondaire attachant du plus discret Schoedsack, qui avait appris le métier de caméraman sur les tournages de Mack Sennett.
Une fois qu’ils sont de retour aux Etats-Unis, l’auteur s’en donne à cœur joie dans la description du Hollywood des anneés 20, un lieu où l’alcool et l’argent coulent à flots, où les nababs s’encanaillent avec la mafia (on est en pleine prohibition !) et organisent des soirées folles avec les bénéfices hypothétiques de leurs prochains films. Au passage, on cotoye quelques producteurs légendaires comme Adolf Zukor, Jesse Lasky, Harry Cohn, Jack Warner ou David Selznick, on croise William Wellman, King Vidor ou Frank Capra mais aussi Ruth Rose, l’épouse de Schoedsack et coscénariste de King Kong, l’actrice Fay Wray et Charles Lindbergh. Viennent ensuite la crise financière et le cinéma sonore qui feront trembler tout ce petit monde. Après tout cela, on arrive presque un peu exténué au tournage de King Kong, mais Le Bris nous rattrape en nous faisant découvrir pas à pas la naissance d’une œuvre mythique, de la fabrication des effets spéciaux par le génial Willis O’Brien aux évolutions du scénario (dont l’un des co-auteurs fut Edgar Wallace) jusqu’à l’avant-première triomphale.

Michel Le Bris, qui a passé huit ans en recherches sur ce projet et aligne une bibliographie impressionnante à la fin du roman, a suivi la même trajectoire que son héros, de la réalité à la fiction. Sur les fondements solidement documentés de son histoire, il invente une grande fresque qui raconte à la fois la naissance et la disparition d’un monde qui, comme King Kong, n’a pas fini de hanter notre imaginaire.
Kong de Michel Le Bris (éditions Grasset, 2017)
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