forum_C : „Au travers des oliviers“ d’Abbas Kiarostami

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(Viviane Thill) A quoi vont ressembler les films qui sortiront d’ici l’été 2021 ? Quand les tournages reprendront, la « distanciation sociale » sera-t-elle de mise, y compris entre les acteurs ? En serons-nous dès lors réduits à devoir nous contenter d’une énième reprise des prequels et sequels de films de super-héros, dans lesquels les acteurs n’interagissent de toute façon qu’avec des effets spéciaux ? Pour faire plus simple, les acteurs seront peut-être tous remplacés par des images numériques. En tout état de cause, les studios d’animation devraient connaître un âge d’or dans les années qui viennent, ce qui est plutôt une bonne nouvelle pour le Luxembourg dont c’est l’une des spécialités.

Mais les ‘petits’ films, ceux qui jusqu’à présent restaient à échelle humaine et étaient tournés avec de vrais acteurs dans de vrais décors ? Il faudra qu’ils fassent preuve d’imagination et il est bien connu que c’est souvent face aux contraintes que celle-ci se trouve stimulée le plus fortement. Demandez aux réalisateurs qui ont dû ruser avec la censure ! Billy Wilder était génial à ce petit jeu-là et son Some Like it Hot est l’un des summums du genre. Dans un tout autre contexte, le cinéaste iranien Abbas Kiarostami est son égal.


(c) MK2

Dans Au travers des oliviers, présenté en 1994 au Festival de Cannes, Kiarostami raconte une histoire d’amour dans un pays dans lequel l’image des femmes au cinéma est strictement réglementée (port du hijab obligatoire y compris à l’intérieur des maisons, pas de contact physique entre un homme et une femme, etc.). Outre d’être une sorte de comédie romantique à l’iranienne (!), c’est aussi un film qui parle des différences sociales, de cinéma et de la condition humaine à travers une histoire d’apparence très simple. Et il est tout entier construit sur ce qu’on appelle aujourd’hui la ‚distanciation sociale‘!

S’il est tout à fait possible de regarder Au travers des oliviers de façon isolé, il est néanmoins bon de savoir qu’il clôture une trilogie commencée avec Mais où est la maison de mon ami ? (1987) qui fut le premier long métrage de Kiarostami remarqué en-dehors des frontières iraniennes. Ce chef-d’œuvre travesti en film pour enfants avait été tourné à Koker, à environ 350 km de Téhéran, avec des acteurs non professionnels. La ville fut dévastée par un tremblement de terre en 1990 et Kiarostami y retourna l’année suivante à la recherche de ceux qui avaient participé au tournage sur place. De cette expérience, il tira une fiction intitulée Et la vie continue (1992). Au travers des oliviers raconte le tournage de Et  la vie continue.

Il raconte surtout une histoire d’amour : Hossein (Hossein Rezai), un jeune maçon illettré, est amoureux de l’étudiante Tahereh (Tahereh Ladanian) qu’il s’est mis en tête d’épouser. Mais la mère, puis la grand-mère de la jeune fille lui refusent sa main. Hossein va donc profiter d’une occasion inespérée : Tahereh et lui-même sont engagés en tant qu’acteurs non professionnels pour interpréter un couple récemment marié dans le film Et la vie continue. Il veut que Tahereh elle-même lui dise si elle consent ou non à se marier avec lui.  

Kiarostami invente des stratagèmes qui lui permettent de contourner les interdits. D’abord, tout est tourné en extérieurs ce qui justifie le port du hijab par les actrices tout au long du film. Ensuite, Tahereh et Hossein ne sont quasiment jamais ensemble dans le même plan et quand c’est le cas, ils sont toujours séparés par des obstacles. En faisant de la nécessité de la distanciation une vertu, Kiarostami élabore une mise en scène aussi rigoureuse qu’ingénieuse qui lui permet de thématiser non seulement l’amour entre un homme et une femme mais aussi les multiples non-dits sexuels et sociaux qui les séparent.


Les rares fois où ils sont ensemble dans le même plan, Hossein et Tahereh sont toujours séparés par un obstacle. Captures d’écran  (c) MK2

Une seule fois, Hossein s’approche de Tahereh, pour lui servir du thé, ce qui confère à cette séquence parfaitement innocente une formidable tension. Jamais Tahereh ne regarde Hossein et elle ne lui adresse la parole que pour dire les dialogues du film.

Quand Hossein la regarde, le contre-champ sur Tahereh la montre généralement cachée derrière son foulard. Comme elle refuse de lui parler, Hossein tente désespérément d’inventer un autre langage pour avoir la réponse tant attendue, jouant lui aussi avec les contraintes de la situation. Il lui demande ainsi de tourner une page de son livre pour dire ‘oui’ et on scrute dès lors Tahereh qui semble hésiter, tend la main vers le livre. Ca y est… presque… Un suspense créé avec juste une fille au visage invisible et un livre !


Une jeune fille au visage caché, mais très sûre d’elle. Captures d’écran  (c) MK2

Mais ce n’est pas parce qu’elle ne parle pas à Hossein que Tahereh n’a pas d’autonomie. Bien au contraire. C’est elle, et elle seule, qui est maîtresse de la situation. Elle refuse obstinément dans les dialogues du film de l’appeler ‘Monsieur Hossein’, s’opposant de façon effrontée au réalisateur pourtant supposé tout puissant. Elle remet à la place son ‘mari’ et est parfaitement libre d’accéder ou non à la demande en mariage de Hossein.

Au travers des oliviers est un film plein d’humour qui prend au sens littéral le terme de ‘comique de répétition’ quand les prises de vues s’enchaînent sur le tournage. Kiarostami s’amuse même à montrer des hommes rigolant entre eux en parlant (comme il le dit dans une interview) de « thèmes spécifiquement masculins » : des blagues salaces dans un film iranien, certes hors champ et hors micro mais parfaitement reconnaissables en tant que telles! A l’inverse, Tahereh réveille chez Hossein une veine poétique insoupçonnée quand il déclare en parlant du tremblement de terre que « c’est le soupir de mon cœur qui a détruit toutes ces maisons », malheur qui a par ailleurs aussi son côté positif puisqu’il l’a placé, lui le pauvre maçon sans maison, à l’égal de Tahereh dont la famille se sentait au-dessus de lui parce qu’elle en possédait une. Et puis, ne faut-il pas s’entraider ? Que les riches épousent des pauvres, les lettrés des illettrés et les propriétaires des sans-abris, et le monde s’en porterait mieux, déclare Hossein dans un élan révolutionnaire vite bridé par le commentaire narquois du réalisateur venu de Téhéran.

Outre de thématiser les dissensions sociales entre pauvres et nantis, mais aussi, de façon plus subreptice, entre intellectuels citadins et villageois, Au travers des oliviers milite à sa façon pour l’égalité des sexes dans les discours de Hossein à Tahereh. Le film se clôt sur une fin magnifique. La caméra – et nous avec elle – reste en haut d’une colline d’où nous voyons Tahereh et Hossein s’éloigner: deux minuscules points blancs au loin qui se suivent, se rejoignent un instant, se séparent à nouveau au son du concerto pour hautbois et cordes de Domenico Cimarro. Que s’est-il passé, que se sont-ils dit? La réponse est dans l’imaginaire de chaque spectateur. Si les contraintes de la distanciation sociale nous réservent des films aussi splendides, on a de beaux jours devant nous!


Que peuvent bien se dire les minuscules points blancs? Captures d’écran  (c) MK2

Au travers des oliviers est disponible en dvd et sur le réseau a-z.lu.

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