Laissez entrer les monstres

Titane de Julia Ducournau

Oeuvre éprouvante, personnelle et originale, Titane nous met face à deux protagonistes en grande souffrance qui tentent de modeler par la violence un corps qu’ils ne contrôlent plus. Dans son deuxième long métrage après l’intrigant Grave, la réalisatrice Julia Ducournau thématise des sujets tels que le transhumanisme, la transidentité, la déchéance physique et le refus de la normativité.

(c) Kazak Productions

On ne sait si c’est l’indifférence du père ou l’agressivité de la fille qui était là en premier. Mais la tension est palpable dès la première séquence quand la toute jeune Alexia provoque en voiture son père qui, excédé, finit par se retourner vers elle, causant un accident au terme duquel Alexia se retrouve avec une plaque de titane dans la tête.

Des années plus tard, elle est devenue showgirl dans des salons de l’auto où elle se vautre de façon sexy sur les bolides exposés. Alexia (Agathe Rousselle) a son petit cercle de fans qu’elle tient à une respectueuse distance. Ceux qui ont le malheur de vouloir passer outre apprennent à leurs dépens à quoi lui sert son pic à chignon quand il n’est plus dans ses cheveux. Alexia ne supporte pas qu’on la touche, même avec amour. Seul le métal semble la stimuler sexuellement. Elle mordille ainsi la bague perçant le sein d’une possible amante jusqu’à ce que celle-ci hurle de douleur. Une nuit, exténuée, elle fait littéralement l’amour dans et avec une Cadillac tous clignotants allumés par l’excitation, référence reconnaissable au film Christine de John Carpenter (1983) et plus subtile à Holy Motors (2012) de Léos Carax.

(c) Kazak Productions

Et puis son ventre s’arrondit, et très vite elle doit fuir et elle n’a d’autre solution que de changer de visage pour se faire passer pour le fils disparu dix ans auparavant d’un sapeur-pompier interprété par Vincent Lindon. C’est le choc non des titans mais de deux personnes en grande souffrance qui vont peu à peu s’apprivoiser de la plus improbable des façons.

❝… si Titane fait penser à un autre récit, c’est au « Frankenstein » de Mary Shelley et à sa créature en quête d’amour, abandonnée par son « père » et rejetée de tous.❞

Il faut une sacrée dose de suspension d’incrédulité (« suspension of disbelief » en anglais) pour accepter que Vincent (c’est aussi son nom dans le film) puisse reconnaître son fils Adrien dans cet étrange personnage quasi muet, androgyne et défiguré qu’est devenue Alexia. Si ça fonctionne, c’est parce que le film tout entier est construit à la façon d’un rêve – d’un cauchemar plutôt – , dans lequel on avance par ellipses et on ne s’étonne de rien.

On a beaucoup (moi aussi) parlé du Crash de David Cronenberg (Prix spécial du Jury à Cannes en 1996) qui lie pareillement l’excitation sexuelle aux voitures et évoquait déjà la mutation des corps. Mais bien que Titane comporte quelques clins d’œil à ce film, Crash célèbre les noces d’Eros et Thanatos ce qui n’est pas ce qui intéresse Julia Ducournau. Elle ne partage pas sa fascination malsaine pour les corps mutilés mais raconte une histoire d’amour (paternel), l’une des plus folles qu’on ait vues depuis longtemps au cinéma. C’est une histoire entre deux monstres et si Titane fait penser à un autre récit, c’est au Frankenstein de Mary Shelley et à sa créature en quête d’amour, abandonnée par son « père » et rejetée de tous.

Ici, le monstre, c’est la femme-titane Alexia/Adrien, à la fois humaine et machine, femme et homme, dangereuse et fragile, mais c’est aussi Vincent, ultraviril et ultrasensible, rendu fou de douleur par la perte de son fils mais qui n’hésite pas à rappeler aux jeunes pompiers dont il dirige la formation que pour eux, il est Dieu ! Monstrueux sont aussi les corps de ces deux personnages qui ne leur obéissent plus, qu’ils tentent de remodeler dans la violence et que Julia Ducournau filme au plus près. Vincent conserve ses muscles à grands coups de piqures de stéroïdes dans les fesses. Alexia, après s’être volontairement et violemment défigurée, fait subir à son corps une torture de chaque instant en se bandant les seins et le ventre pour cacher sa grossesse. Celle-ci inflige à son physique des changements qui vont bien au-delà d’une grossesse normale. Un liquide noir et visqueux (qui ressemble étrangement au sang tel qu’on le voyait dans les films en noir et blanc) s’échappe de son vagin et de ses seins, sa chair se déchire, la peur la plie en deux.

(c) Kazak Productions

Il y a aussi le feu qui fait disparaître le père biologique et scelle plus tard le pacte insensé entre Alexia et Vincent qui avait promis: « Le premier qui te touche, je le tue ». Il y a des scènes dingues quand Vincent danse avec son fils dans la cuisine ou au bar et puis il y a le moment où Alexia/Adrien se met à danser langoureusement devant les jeunes pompiers d’abord rigolards puis troublés puis écoeurés de leur propre trouble. A cet instant-là, Vincent se détourne mais il avait dit aussi : « Tu es mon fils, quoi qu’il arrive ».

Sorti sur les écrans après sa présentation à Cannes, Titane divise la critique et le public. Comme Grave, le premier long métrage de Julia Ducournau présenté à Cannes en 2016, c’est un film profondément dérangeant mais passionnant et qui confirme la naissance d’une cinéaste singulière que Spike Lee a décidé de reconnaître en pariant sur elle. En recevant la Palme d’Or, Julia Ducournau a remercié le jury d’avoir « laissé entrer les monstres ».

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