Cannes 3 – Etre une autre femme

A défaut d’approcher la parité en matière de réalisatrices, la compétition cannoise fait la part belle aux personnages féminins. Durant le week-end, trois oeuvres passionnantes ont mis en scène, dans la compétition officielle, des femmes soupçonnées de crimes, emprisonnées pour des crimes ou parentes de criminelles. Chaque long métrage creuse à sa façon les ambiguïtés et les contradictions de ses personnages.

La mise en scène de l’absence

Olfa et ses filles (c) Tanit Films

On a vu pas mal de films sur de jeunes filles tentées par le djihad, mais jamais comme celui-ci. Dans le documentaire Olfa et ses filles, la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania filme une mère de quatre filles dont deux sont actuellement emprisonnées après avoir rejoint Daech. Divorcée, ayant élevée pratiquement seule ses enfants, confrontée à leur radicalisation puis au départ et ensuite l’emprisonnement des deux aînées, Olfa se bat pour que lui soit rendues Rahma et Ghofrane. Avec les deux cadettes Eya et Tayssir, elle témoigne devant la caméra de Kaouther Ben Hania. Il faut la voir raconter sa calamiteuse nuit de noces, au bout de laquelle c’est le sang de son mari qui tachait le drap nuptial, ou son amour pour un ancien prisonnier qui a fini par s’en prendre à ses filles. Eya et Tayssir racontent comment, avec leurs sœurs aînées, elles ont mis le voile et même le niqab (qui couvre tout le corps à l’exception des yeux), tout en démontrant comment rester coquettes sous ce drap noir. « C’était la mode, comme aujourd’hui les jeans troués » dit l’une d’elle.

Olfa et ses filles (c) Tanit Films

Consciente que les personnes interviewées ont tendance à se mettre en scène dans les documentaires, la réalisatrice a imaginé un dispositif visant à apporter la distanciation nécessaire à un récit intime et douloureux tout en sortant du portrait attendu de la mère éplorée. Pour cela, elle a fait jouer les sœurs emprisonnées par les comédiennes Nour Karoui et Ichraq Matar, et décidé de doubler à certains moment Olfa par la célèbre actrice tunisienne Hend Sabri. Dans le film, la vraie et la fausse mère sont ainsi confrontées, l’une après l’autre ou les deux en même temps, aux filles d’Olfa et aux comédiennes jouant leurs sœurs. Ensemble, elles mettent en scène des reconstitutions de certains épisodes clé de leur vie, en discutent, se racontent, se contredisent, se disputent et s’interrogent. Kaouther Ben Hania ne cache rien du dispositif cinématographique. Les filles s’adressent aux techniciens, les comédiens s’interrompent, posent des questions ou expriment leurs doutes.

Au lieu de résumer le cheminement vers la radicalisation à quelques causes aisément identifiables qui ne peuvent atteindre que « les autres », Olfa et ses filles dresse le portrait chaleureux d’une femme révoltée par la violence des hommes mais complice du patriarcat, consciente de reproduire les erreurs de sa mère avec ses filles, aimante et coléreuse, drôle, émouvante, parfois cruelle. Mais c’est aussi un film sur deux adolescentes ballottées entre l’amour pour leurs sœurs radicalisées, l’envie de vivre leur vie de femmes, l’attachement à leur mère et leur besoin d’émancipation. La petite-fille d’Olfa, née d’un père djihadiste exécuté, grandit en prison près de sa mère. C’est sur elle que se termine le film.

Olfa et ses filles (c) Tanit Films

La mise en scène du bonheur familial

Jouer le rôle d’une autre, se confronter à son modèle, essayer de comprendre les secrets les plus intimes d’une personne pour lui rendre justice à l’écran, c’est aussi ce qu’essaie de faire dans May December l’actrice Elizabeth Berry (Natalie Portman) qui doit interpréter au cinéma le rôle de Gracie Atherton-Yu (Julianne Moore). Cette dernière avait été condamnée vingt ans auparavant pour avoir entretenu une relation pédophile avec Joe (Charles Melton), un écolier de treize ans (elle en avait trente-six). En prison, elle a mis au monde l’enfant de Joe et, une fois libérée, elle l’a épousé, abandonnant pour lui son premier mari et son fils Charlie (Cory Michael Smith).

May December (c) May December Productions

Quand le film commence, Elizabeth se rend dans la petite ville où Joe et Gracie vivent depuis toujours. Le couple a désormais trois enfants et les deux plus jeunes s’apprêtent à quitter le domicile familial pour faire des études. Ce chamboulement et l’arrivée d’Elizabeth vont amener Joe à remettre en question des choix dont il se demande s’il a vraiment été en mesure de les faire par lui-même, alors que Gracie se révèle être un personnage indéchiffrable. Sous son apparence amicale et son côté un peu cruche se cache une femme insondable : vulnérable, maternante, à l’occasion manipulatrice et certainement plus lucide qu’elle n’en a l’air. De son côté, Elizabeth joue la modeste mais observe avec un regard un tantinet condescendant la vie en province et son modèle Gracie dont elle copie peu à peu le style et l’apparence.

De ce jeu de miroirs, le réalisateur Todd Haynes (Carol, 2015 ; Dark Waters, 2019) tire un film parfois drôle mais surtout cruel sur la représentation américaine du grand amour et du bonheur familial. L’image idyllique du couple uni malgré la différence d’âge et le trauma initial qui l’a fondé, va bien sûr se fissurer peu à peu sous les questions d’Elizabeth, qui cache elle aussi quelques parts d’ombre. Natalie Portland et Julianne Moore sont magnifiques dans ce duel au sommet et l’on regrette juste que le film soit quelque peu plombé par l’interprétation sans relief de l’acteur et mannequin Charles Melton (connu pour son rôle dans la série Riverdale).

La mise en scène du doute

Anatomie d’une chute (c) Les Films Pelléas – Les Films de Pierre

Tout comme Olfa et Gracie, Sandra tente de garder le contrôle sur son histoire et la façon dont elle sera racontée. Mais elle n’est pas, comme les deux premières, uniquement le sujet d’un récit, elle crée les récits puisqu’elle est écrivaine. Et même une écrivaine reconnue : dans la première séquence de Anatomie d’une chute de Justine Triet (Victoria, 2016; Sybil, 2019) une étudiante vient l’interroger sur son œuvre. Mais c’est Sandra (Sandra Hüller, une fois de plus sensationnelle) qui dirige la discussion. Plutôt que de répondre aux questions, elle les esquive et en pose à son tour. La conversation s’arrête quand Samuel (Samuel Theis), le mari de Sandra fait, depuis le grenier, résonner à tue-tête la chanson P.I.M.P. de 50 Cent. Peu après, ce mari est retrouvé par leur jeune fils malvoyant Daniel (Milo Machado Graner), écrasé au bas de leur chalet, tombé du balcon. Mais l’a-t-on poussé ou a-t-il sauté ?

Sandra était toute seule dans la maison avec Samuel au moment des faits. Elle sait qu’elle va être suspectée et appelle à l’aide un jeune avocat vaguement amoureux d’elle (Swann Arlaud) avec lequel elle prépare sa défense. Le gros du film se passe au tribunal où le procureur (interprété avec une belle pugnacité par Antoine Reinartz) et Sandra vont s’affronter sous les yeux (aveugles) de Daniel, qui va devoir se poser cette terrible question : est-ce que sa mère a tué son père ?

Anatomie d’une chute (c) Les Films Pelléas – Les Films de Pierre

Or, les faits n’ayant pas pu être établis avec certitude, tout ce qui est dit et révélé au procès est matière à interprétation. Le film ose même un détour par l’analyse de texte littéraire. Sandra intégrait des éléments autobiographiques dans ses romans, mais où s’arrête la réalité et commence la fiction ? Qui est la „vraie“ Sandra? L’accusée n’est pas du genre à se livrer facilement et la présence de Daniel la retient par moments. Le point d’orgue du procès est un enregistrement, réalisé par Samuel, sur lequel on entend le couple se disputer violemment, notamment à propos de l’accident de Daniel qui l’a rendu aveugle et le temps que chacun des deux parents lui consacre. Jusqu’à un certain point, le spectateur voit ce qui passe et c’est peut-être ce que Daniel se représente dans sa tête. D’ailleurs, à la fin, l’image disparaît, comme s’il n’osait plus imaginer la suite.

Film passionnant à plusieurs niveaux, formidablement écrit, interprété et mis en scène, Anatomie d’une chute est d’ores et déjà sûr d’avoir sa place au palmarès.

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