A 80 ans, Martin Scorsese signe un nouveau film, cruel et sans concessions, sur la dévastation du continent américain et de ses habitants autochtones, par la cupidité, l’arrogance et la bêtise des immigrés blancs.

Adaptant à l’écran Killers of the Flower Moon, passionnant récit historique de David Grann sur une série de meurtres ayant décimé dans les années 1920 une vingtaine d’Indiens Osage en Oklahoma (1), Martin Scorsese a inversé les points de vue. Au lieu de suivre, comme Grann, la longue et patiente enquête d’un agent de ce qui était alors encore le BOI (Bureau of Investigation) avant de devenir le FBI, il a choisi comme protagoniste un certain Ernest Burkhart, marié à une femme Osage et neveu du principal accusé William « King » Hale.
Comme il le raconte dans ses interviews, Scorsese a d’abord voulu suivre la trame proposée par Grann, mais le côté propret de l’agent Tom White (interprété dans le film par Jesse Plemons), policier taciturne sans peur et sans reproche, ne convenait guère ni au réalisateur, qui privilégie les personnages dérangeants et les anti-héros, ni à l’acteur qui se sent plus à l’aise quand il peut donner de la voix. Ils n’ont pas eu à chercher longtemps avant de découvrir que le véritable centre de ce que la presse de l’époque avait appelé le « règne de la Terreur » était donc Ernest, timide crétin traumatisé par la Première guerre mondiale, et manipulé tel un pantin par un oncle diabolique bien décidé à s’approprier la fabuleuse richesse d’une famille Osage.

Comme la plupart des tribus autochtones en Amérique, les Osage ont été affamés, décimés et plusieurs fois déplacés. Les survivants ont fini par se voir attribuer des terres arides en Oklahoma. Mais on n’a pas tardé à y découvrir du pétrole et les Osage, qui détenaient les droits sur le sous-sol, sont devenus extrêmement riches. Comme le remarque dans le film l’un des chefs de la tribu, cette opulence ne leur a finalement apporté que du malheur. Vivant dorénavant comme les Blancs, poussés à oublier leur culture et leur langue, beaucoup sont devenus dépressifs, diabétiques ou alcooliques.
Du côté des assassins
Surtout, leur richesse a attisé la convoitise des Blancs qui ne pouvaient concevoir que tout ce pognon soit aux mains des « Indiens ». Alors, ces Blancs ont tout mis en œuvre pour faire en sorte que l’argent ruisselle de leur côté, comme le dit pudiquement Hale dans le film. Les autorités ont déclaré « incompétents » la plupart des Osage et les ont placés sous tutelle, ce qui leur permettait de contrôler leur biens et de s’en mettre plein les poches en passant. Les marchands appliquaient aux Osage un tarif spécial pouvant atteindre plusieurs fois le prix facturé à un Blanc. Généralement rétifs à ce qu’ils appelaient « miscegenation » (mariage interracial), les Américains anglo-saxons se sont mis à trouver beaucoup de charme aux femmes Osage et les ont épousées pour profiter de leur fortune.

Mais à certains, cela n’a pas suffi. William Hale (Robert de Niro) a décidé de hâter quelque peu les choses. Il a encouragé son neveu Ernest (Leonardo DiCaprio, un tantinet crispé et crispant) à épouser la riche propriétaire Osage Molly Kyle (Lily Gladstone) et a méticuleusement entrepris ensuite de tuer, un par un, tous les membres de sa famille pour faire d’Ernest le seul héritier. Sous le joug de son oncle, Ernest a joué le jeu jusqu’à empoisonner sa propre femme dont il était pourtant – et ce n’est pas une invention du film – sincèrement amoureux.
Hale exploite la pauvreté des petits Blancs, la bêtise de son neveu, la rapacité des notables et la perversité des hors-la-loi, mais ce qui les unit tous, c’est le sentiment de faire partie d’une race supérieure.
En choisissant Ernest comme protagoniste principal, Scorsese ne nous met pas tant du côté des Osage comme il le répète, mais du côté des assassins. Et ce n’est pas juste du meurtre d’une famille d’Osage pour des motifs crapuleux qu’il est ici question, mais symboliquement de l’extermination des Amérindiens par les pionniers européens. Sans prononcer le mot « racisme structurel », Scorsese nous montre comment il fonctionne. C’est la totale nonchalance, la trivialité avec laquelle sont envisagés ces meurtres, qui fait froid dans le dos. Ainsi, un homme de main contacté pour liquider un cousin de Molly, déclare qu’il ne fait pas ce genre de boulot, mais n’y trouve plus rien à redire quand il apprend qu’il s’agit d’un Osage.
Par le biais d’un film d’actualité vu au cinéma, le réalisateur s’offre même un détour par Tulsa, tout près de là. En 1921, un massacre raciste y coûta la vie à plusieurs centaines de personnes et détruisit complètement le quartier noir de Greenwood, surnommé « Black Wall Street » parce que les Afro-Américains qui y résidaient appartenaient à la bourgeoisie aisée, elle aussi trop riche aux yeux de certains. C’est l’âge d’or du Klu Klux Klan. Hale exploite la pauvreté des petits Blancs, la bêtise de son neveu, la rapacité des notables et la perversité des hors-la-loi, mais ce qui les unit tous, c’est le sentiment de faire partie d’une race supérieure.

Face à eux, les Osage cherchent leur place, chacun et chacune à sa façon, dans un monde auquel ils et elles sont sommé.e.s de s’adapter sans adhérer à ses principes ni pouvoir jouer d’égal à égal. Les descendants des autochtones mentionnés dans le film ont largement contribué à sa réalisation, conseillant Scorsese et ses acteurs, leur apprenant la langue et les rituels et interprétant certains des personnages. La principale représentante des Amérindiens dans le récit est cependant Molly, la femme, l’amante et la victime d’Ernest. Elle aime son mari comme on se jette à l’eau, en sachant le risque qu’on prend. Le moment le plus déchirant du film arrive après plus de trois heures, quand Molly doit enfin s’avouer qu’Ernest l’a trahie. C’est une séquence presque sans paroles, portée par les seuls regards des deux époux. A 80 ans, Martin Scorsese signe aussi, avec Killers of the Flower Moon, sa première vraie et troublante histoire d’amour.
Mais ce n’est pas la fin. Sortant de l’univers narratif du film, Scorsese reconstitue ensuite l’enregistrement en direct d’une émission radiophonique (qui a réellement existé), sponsorisée par une célèbre marque de cigarettes et relatant à sa manière, avec la collaboration du FBI et avec des acteurs exclusivement blancs, l’histoire que lui-même vient de nous raconter. Le public rit et applaudit, l’enquête sur le massacre des Osage est devenue un simple divertissement servant de faire-valoir au FBI. Scorsese lui-même vient alors rectifier le tir, s’avançant sur scène pour lire la nécrologie de Molly, la femme dont la mère, les sœurs et les cousins ont été tués sur l’ordre de Hale et avec la complicité de son propre mari. Lors de sa mort, « les meurtres n’ont pas été mentionnés » précise-t-il.
Killers of the Flower Moon est basé sur une histoire réelle. Mais ces faits réels, on peut les raconter de maintes façons, comiques ou tragiques, en mettant l’accent sur un personnage plutôt que sur un autre ou en choisissant de mettre ou non en lumière certains aspects. Depuis plus de cent ans, Hollywood raconte l’histoire de l’Amérique en occultant le massacre des autochtones sur lequel elle s’est construite. S’il n’a pas été tout à fait oublié par les historiens, le massacre des Osage, comme celui de Tulsa, a disparu du récit national. C’est sur ce point que Scorsese attire l’attention, juste avant de céder la place aux Osage dans le dernier plan du film.
(1) L’histoire de la famille de Molly pourrait n’être que la pointe de l’iceberg. De nombreux autres Osage sont morts dans des conditions suspectes sans que leur décès ne donne jamais lieu à aucune enquête.
Actuellement au cinéma. Killers of the Flower Moon inaugure la nouvelle salle IMAX à Kinepolis Kirchberg.
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