- Kino, Serien
„La Fièvre“ d’Eric Benzekri : Astroturfing et fenêtre d’Overton
En mars, la chaîne française Canal+ a lancé une nouvelle série autoproduite en six épisodes qu’elle a intitulée La Fièvre. Créée par Eric Benzekri, ancien conseiller politique engagé à gauche, déjà connu pour sa série Baron noir (dans laquelle il suivait le parcours d’un membre du Parti socialiste), elle imagine la France menacée par la guerre civile après un incident a priori mineur mais gonflé par les réseaux sociaux et poussé jusqu’au point de non retour par l’enchaînement de polémiques devenues incontrôlables.

Tout commence par l’insulte « Sale toubab ! [1] » et le coup de boule qu’assène un joueur de foot noir énervé à son entraîneur blanc. A partir de là, tout s’emballe et le dirigeant du club (fictif) appelle à la rescousse une agence de communication censée apaiser la situation. Mais une influenceuse et polémiste d’extrême-droite, Marie Kinsky (Ana Girardot), commence immédiatement à surfer sur le shitstorm déclenché par l’insulte supposée raciste du footballeur Fodé Thiam (Alassane Diong) qui a beau s’excuser – et l’entraîneur Pascal Ferret (Pascal Vannson) accepter l’excuse – plus rien ne semble pouvoir arrêter l’affrontement entre une extrême-droite et une extrême-gauche pareillement radicalisées et obnubilées par leurs visions identitaires. Quand l’influenceuse veut convaincre dans ce contexte un homme politique de déposer un projet de loi autorisant le port d’armes en France, c’est l’étincelle qui risque de mettre le feu aux poudres.

Pendant tout ce temps, Sam Berger (Nina Meurisse), une communicante passablement névrosée et conçue par les scénaristes comme une Cassandre moderne, essaie par tous les moyens d’éteindre ce feu avant qu’il ne s’embrase. Après plusieurs épisodes, on apprend – spoiler ! – qu’elle était une amie proche de Marie Kinsky avant que leurs chemins ne bifurquent. Cette amitié devenue antagonisme, on a un peu de mal à y croire, la relation étant finalement très peu creusée. Mais c’est notamment dans ce contexte qu’est cité Die Welt von gestern de Stefan Zweig qui évoquait la Première guerre mondiale : « Allmählich wurde es in diesen ersten Kriegswochen von 1914 unmöglich, mit irgend jemandem ein vernünftiges Gespräch zu führen. Die Friedlichsten, die Gutmütigsten waren von dem Blutdunst wie betrunken. Freunde, die ich immer als entschiedene Individualisten und sogar als geistige Anarchisten gekannt, hatten sich über Nacht in fanatische Patrioten verwandelt und aus Patrioten in unersättliche Annexionisten.[…] Da blieb nur eins: sich in sich selbst zurückziehen und schweigen, solange die andern fieberten und tobten. » Dans la traduction citée par Benzekri [2], la dernière phrase devient « Il ne restait dès lors qu’une chose à faire : se replier sur soi-même et se taire aussi longtemps que durerait la fièvre. » Zweig décrit ici l’enthousiasme qui saisit ses amis à l’annonce de la Première guerre mondiale et raconte comment un poème anti-anglais fait le tour de l’Allemagne, est lu dans les écoles, mis en musique, adapté au théâtre et amène 70 millions d’Allemands à haïr la Grande-Bretagne. Preuve qu’il n’est pas besoin de disposer d’internet et de réseaux sociaux pour propager des fake news, « canceler » tout récit un tant soit peu plus nuancé et radicaliser une population !
Mais si on ferait bien en effet de relire aujourd’hui ce texte, écrit par Zweig juste avant son suicide en 1942, la façon dont Eric Benzekri l’adapte au contexte du monde moderne, peine à convaincre. D’abord, on n’est pas (encore) en guerre et puis, on a quand même du mal à croire qu’en l’espace de quelques semaines, la France pourrait se scinder en deux et se taper dessus, comme le font, de façon tout à fait improbable, les journalistes venus assister à la conférence de presse du club de foot. On est gêné aussi par la façon de renvoyer dos à dos la propagandiste d’extrême-droite et la militante décoloniale Kenza Chelbi (Lou-Adriana Bouziouane), qui se rachète néanmoins quelque peu dans les derniers épisodes. Mais au final, on n’apprendra pas grand-chose de cette Kenza. Comme la plupart des autres personnages, elle est très peu développée. Cela est vrai aussi pour Tristan Janvier (Xavier Robic), le directeur de l’agence de communication Kairos pour laquelle travaille Sam, ou encore François Marens, le dirigeant du club interprété de façon minimaliste par Benjamin Biolay. L’attirance que Sam et lui sont censés éprouver l’un pour l’autre n’est appuyée par rien et ne mène à rien. Outre Sam et Marie Kinsky, les deux seuls personnages tirant à peu près leur épingle du jeu sont Fodé Thiam, le joueur par qui la catastrophe arrive, et son entraîneur Pascal Terret.

Bref, artistiquement La Fièvre n’est guère concluant, bien que les critiques en France aient été plutôt bienveillantes. Elles s’expliquent davantage par le sujet de la série que par son traitement. La série se veut ouvertement didactique et on y apprend en effet plein de choses, notamment sur l’univers de la communication et de la propagande, comme l’importance des « qualis » (études qualitatives) ou les techniques d’astroturfing. De longs passages sont consacrés à la présentation de la fenêtre d’Overton qui démontre comment un concept initialement considéré comme impensable devient peu à peu acceptable dans l’opinion publique. On y découvre les murs d’écran sur lesquels les communicants et les influenceurs suivent en direct l’évolution d’un hashtag ou une news devenant virale. La solution proposée par Sam pour sortir du cercle infernal de la violence est pour le moins originale mais peut laisser perplexe : la démocratie corinthiane, inventée à l’époque de la dictature militaire au Brésil pour organiser un club de foot en autogestion.
„Enseignements politiques d’une série“
La série a fasciné la France au point que la Fondation Jean Jaurès, un think tank historiquement proche du Parti socialiste, lui a consacré, sous le titre Enseignements politiques d’une série, une étude de plus de 120 pages, codirigée par Raphaël Llorca, lui-même communicant. La Fondation a demandé à une trentaine d’analystes – communicants, philosophes, politologues, journalistes, psychanalystes, hommes et femmes politiques, de regarder la série sous des angles différents et de la commenter à partir de leur spécialité respective. Citons notamment un entretien avec Giuliano da Empoli, auteur de Le mage du Kremlin, et une analyse inattendue de Renaud Large sur le capital culturel du public cible de la série. Ce qui permet de la réévaluer (en partie) mais surtout de pousser plus avant la réflexion sur un phénomène qui intrigue et inquiète.

Il reste une question, non abordée dans le dossier de la Fondation Jean Jaurès: La Fièvre est produite par Canal+, la chaîne du milliardaire réactionnaire Vincent Bolloré, également propriétaire de CNews et de C8 qui produit par exemple l’émission Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna. Ces chaînes banalisent régulièrement les thèses de l’extrême droite et sont tout aussi régulièrement condamnées par les autorités de régulation de l’audiovisuel et la justice [3]. Bolloré est également actionnaire dans les groupes qui possèdent la radio Europe 1 et les magazines Paris Match et Le Journal du Dimanche.
Or, à part une courte apparition de Touche pas à mon poste, ces médias, qui participent largement à la polarisation politique, ne jouent aucun rôle dans la série. Eric Benzekri a dit avoir eu une liberté totale pour écrire La Fièvre et la plupart des commentateurs se sont contentés de cette affirmation. Certains contributeurs dans le dossier rassemblé par la Fondation Jean Jaurès se demandent toutefois si la fiction de Benzekri ne risque pas d’ouvrir « sa propre fenêtre Overton », selon la formule de Sandra Laugier, spécialiste des séries. L’idée d’un port d’armes permettant aux femmes de se défendre pourrait par exemple être présentée comme „raisonnable“ par certaines personnes. Dans Télérama, Raphaël Llorca a par la suite regretté que la série ne soit pas diffusé par le service public.
Canal+ vient d’annoncer une deuxième saison de La Fièvre et son intention de la faire fusionner avec une quatrième saison de Baron noir.
[1] „Sale Blanc“
[2] traduction de Jean-Paul Zimmermann
[3] En 2022, CNews a par exemple été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris pour des déclarations d’Eric Zemmour. L’émission Touche pas à mon poste s’est vu infliger – entre autres ! – une amende de 3,5 millions d’euros par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) pour des propos injurieux envers le député Louis Boyard.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
