Nimbé d’une profonde mélancolie, The Bikeriders de Jeff Nichols raconte l’histoire d’un gang de motocyclistes dans les années 1960 aux États-Unis. Observer deux heures durant une bande de mecs dans un constant état semi-comateux, qui ne se réveillent à peine que pour se flanquer des torgnoles ou faire vrombir leurs engins, n’est a priori pas ce qu’il y a de plus passionnant. The Bikeriders fait partie de ces films étranges qu’on regarde avec un vague ennui mais qui déploient leurs attraits et leur originalité dans le souvenir qu’ils laissent.

Chroniste d’une Amérique rurale relativement peu présente dans le cinéma hollywoodien, Jeff Nichols (Take Shelter, 2011; Mud, 2012; Loving, 2016) s’attaque ici au sous-genre du biker movie, dans lequel des outsiders à moto – rebelles, sexy, dangereux et libres – terrorisent de braves citoyens, séduisent leurs filles et fascinent leurs fils. The Bikeriders, adapté d’un livre du photographe Danny Lyon qui a accompagné une bande de motards dans le Midwest durant les années 1960, questionne la culture virile si typiquement américaine de ces gangs de motards, et par la même occasion l’image de la masculinité telle qu’elle nous est transmise par le cinéma. A commencer par l’œuvre phare en la matière, The Wild One avec Marlon Brando, réalisée en 1953 par László Benedek. C’est en regardant ce film à la télé qu’un camionneur (Tom Hardy) qui porte le même prénom – Johnny – que le personnage interprété par Brando, a l’idée de fonder un club de motards qu’il nomme « The Vandals ».

Parmi les adeptes de Johnny version Jeff Nichols, il y a l’irascible Letton Zipco (Michael Shannon) recalé au service militaire (on comprend pourquoi), le fidèle Brucie (Damian Herriman) et le fils de substitution Benny Cross (Austin Butler). L’histoire de ces marginaux prolétaires nous est cependant racontée à travers le double filtrage, féminin de Kathy (interprétée par Jodie Comer et dont le nom est emprunté à la petite amie de Brando dans The Wild One), et artistique du photographe Danny Lyon lui-même (Mike Faist), qui interviewe Kathy plusieurs fois à quelques années d’écart.
Avant de rencontrer Kathy et Danny, nous avons toutefois vu le beau (et un peu insipide) Benny se faire méchamment casser la gueule par deux malotrus dans un bar, pour la seule raison qu’il a refusé d’enlever son blouson de cuir portant l’emblème des Vandals. On apprendra plus tard qu’il a également failli y perdre une partie de son anatomie qui, bien que ce ne soit pas celle à laquelle vous pensez, l’a laissé pendant un certain temps alité et émasculé au moins symboliquement, car obligé de regarder avec Kathy la sitcom Bewitched (en français : Ma sorcière bien-aimée) dans laquelle un mari se retrouve à la merci de sa sorcière d’épouse.

Kathy n’avait pourtant mis les pieds dans le bar où trainent les Vandals que pour dépanner une amie en manque d’argent et voulait s’en aller aussi vite que possible quand son regard s’était arrêté sur Benny. Coup de foudre, noce et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle s’est retrouvée mariée à la bande de motards qui font tous passer leurs machines et leurs copains avant leurs femmes. Johnny et Kathy se disputent Benny comme le diable et le Bon Dieu l’âme humaine. Mais tout en gardant toujours une belle dose de lucidité et un bon sens à toute épreuve, Kathy ne désespère pas de changer un jour son homme. Pas pour le changer vraiment, corrige-t-elle aussitôt, mais pour le rendre « moins sauvage ». C’est la vieille mission civilisatrice des femmes, celle à laquelle les héros de western tentaient valeureusement d’échapper et qui menace de faire rentrer dans le rang leurs descendants ayant troqué les chevaux pour des Harley Davidson.

Mais une atmosphère crépusculaire enveloppe dès le début le récit de Jeff Nichols, et infiltre même les scènes rituelles de chevauchées en groupe. Une course-poursuite que Benny livre à des flics se termine piteusement par une panne d’essence. Un motard meurt, de façon peu héroïque, dans un bête accident de la circulation. L’énergie qui tournait parfois à vide mais menaçait à chaque moment d’exploser dans le personnage de Marlon Brando, fait ici place à une curieuse léthargie. Même l’amitié virile bat de l’aile. Et l’Amérique qui change ne fait qu’empirer les choses. Les valeurs masculines, le sentiment d’appartenance à une famille, la loyauté et le fairplay, sont balayés par une nouvelle génération traumatisée par la guerre au Vietnam, obnubilée par une violence plus grande encore, qui remplace la bière et le cannabis par l’héroïne et tire sans crier gare sur ceux qui croient se battre à l’ancienne.
A la question « What do you rebel against ? » Johnny répondait dans The Wild One: « What have you got ? », impliquant qu’il était en guerre contre l’ensemble de la société. Dans The Bikeriders, c’est moins contre quelque chose que pour honorer un rituel devenu anachronique et vidé de son sens, que les protagonistes semblent encore mettre en scène leur marginalité, sans déjà plus y croire vraiment. Johnny n’aura pas de successeur. Et si le film se termine par un dernier et joli clin d’oeil à The Wild One, il n’y a plus désormais de héros fonçant seul dans la nuit sur sa moto.
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