„Les Fantômes“ de Jonathan Millet : De guerre lasse

Il est rare de voir un film raconter une histoire largement inconnue (la traque des criminels de guerre syriens), traiter d’un sujet trop souvent passé sous silence (le traumatisme de guerre) et utiliser à cet effet le cinéma de genre (le film d’espionnage), tout cela sans jamais sacrifier la forme au fond. C’est ce que réussit avec maestria Jonathan Millet dans Les Fantômes, son troublant premier long métrage de fiction, présenté en ouverture de la Semaine de Critique au Festival de Cannes.

© Films GrandHuit / Kris Dewitte

Le film commence dans le noir. On n’entend que les gémissements, chuchotements ou prières d’hommes entassés dans un espace qu’on n’identifie pas immédiatement. Puis une bâche de camion s’entrouvre, laissant filtrer le jour par une ouverture qui a la forme triangulaire d’un vagin. Mais point de (re)naissance ici. Les formes humaines qui s’extraient du camion au milieu du désert et sous le soleil implacable qui les éblouit, n’avancent que lentement, en vacillant, et parfois tombent. « De toute façon, il est mort » dit l’un des soldats qui tirent en l’air pour éparpiller les prisonniers ainsi libérés. On ne sait s’il parle de l’homme qui vient de s’effondrer à quelques pas du camion ou de celui qui se trouve à côté de lui sans avoir le droit ou la force de l’aider. Tous ressemblent à des fantômes.

L’homme qui regarde son compagnon tomber dans le désert s’appelle Hamid (Adam Bessa). Il a d’autres noms mais plus vraiment d’identité lorsqu’on le retrouve deux ans plus tard en France. Le son qui accompagne la transition évoque cette fois une tempête ou un écroulement, quelque chose de violent en tout cas, d’irrépressible. Les Fantômes est un film qui s’écoute autant qu’il se regarde (son : Nicolas Waschkowski, Tobias Fleig, Simon Apostolou).

Lorsque l’image réapparaît enfin, nous sommes sur un chantier à Strasbourg où Hamid est à la recherche d’un homme qu’il présente comme son cousin. Peu à peu, il s’avère que l’ancien professeur de littérature arabe fait partie d’une cellule secrète constituée de Syriens décidés à retrouver en Europe des criminels de guerre se faisant passer pour de simples réfugiés. Hamid est un des rares survivants de la terrible prison syrienne de Saidnaya, et la personne qu’il recherche obstinément est son tortionnaire, un certain Harfaz ((Tawfeek Barhom). Il croit finalement le reconnaître en la personne d’un étudiant syrien préparant un master en chimie.

Le réalisateur Jonathan Millet a vécu à Alep avant la guerre et vient à l’origine du documentaire. C’est par des réfugiés qu’il a eu connaissance des cellules syriennes traquant les criminels de guerre. Ne trouvant pas l’angle pour en faire un documentaire après avoir écoute des dizaines de survivants lui raconter les tortures qu’ils avaient subies et les traumas dont ils souffrent, il s’est tourné vers la fiction et ce personnage d’Hamid qui a tout perdu dans la guerre et de qui tout le monde semble attendre qu’il recommence une nouvelle vie en France, comme si de rien n’était.

Le film traite de cela : du traumatisme, du deuil, de l’injustice, de la peur, de la haine et du désir de vengeance mais aussi d’une résilience possible. Visiblement inspiré par l’Actors Studio, Adam Bessa interprète Hamid en homme à la mâchoire crispé, refermé sur lui-même, constamment en manque de sommeil et à bout de nerfs, mais aussi soucieux de se fondre dans le décor comme s’il craignait encore de se faire rattraper par les hommes de Bachar al-Assad. La caméra est presque toujours en gros plan sur lui, ou alors dans son dos – ce dos sur lequel s’inscrivent les cicatrices des tortures subies en prison. Les lieux qu’il traverse, les gens autour de lui, restent dans le flou, Hamid ne les voit pas, n’est pas du même monde qu’eux, entièrement concentré sur la seule photo qu’il possède de son bourreau, floue elle aussi, au point que lui-même doit bien admettre qu’il est impossible d’y reconnaître qui que soit.

© Films GrandHuit / Kris Dewitte

Hamid n’a jamais vu l’homme qui le torturait une fois par semaine car il avait les yeux bandés. Mais il connaît sa voix, son odeur, sa façon de marcher et de respirer. C’est par tous les sens à l’exception du regard qu’il s’est imprégné de Harfaz ou Mohammad ou Sami Hanna, car l’ancien tortionnaire a, lui aussi, plusieurs noms.

Alors le film nous fait entendre ce qu’entend Hamid, le discret brouhaha d’une salle de lecture à l’université, le frottement d’une chaise qu’on recule, le fracas d’une porte qu’on referme. Et son ouïe qui s’affole quand soudain résonne la voix de Harfaz, les sons qui n’arrivent alors plus que déformés à son oreille qui ne veut pas l’entendre.

Une fois déjà, en Allemagne, Hamid avait cru reconnaître la voix de Harfaz. Et pourtant, ce n’était pas lui. Le bourreau est lui aussi un fantôme qui se dérobe, il reste longtemps une silhouette à peine entrevue, un homme qu’on voit également beaucoup de dos. Et qui pourrait passer pour un réfugié comme un autre, mais un réfugié qui semble profiter pleinement de ce qui reste interdit à Hamid : un nouvel amour, une promenade sur le marché de Noël, le goût du miel parfumé. Alors comment être sûr ? Pour y arriver, Hamid écoute, soir après soir, les témoignages d’autres victimes de Harfaz, récits insoutenables, bien davantage que si le réalisateur avait essayé de les traduire en images. Des images et une guerre à laquelle tout ramène pourtant Hamid, jusqu’au jeu vidéo que les membres de la cellule secrète utilisent pour communiquer, parce que, comme l’explique Jonathan Millet dans le dossier de presse, c’est « le seul endroit en ligne où l’on peut répéter quinze fois les mots «bombes», «attaques», «mort», «tuer» sans être repéré par des algorithmes ».

© Films GrandHuit / Kris Dewitte

S’il ménage quelques moments de suspense – les seuls où la musique s’emballe un court instant -, le film ne culmine pas dans l’attendue confrontation finale entre le bourreau et l’homme qui le traque, mais au milieu du récit dans une scène dialoguée d’une bonne dizaine de minutes, face-à-face extraordinaire par-delà une table de restaurant, où l’on n’arrive jamais à savoir si Harfaz est un criminel de guerre qui nargue celui en lequel il a reconnu son pisteur, un sbire toujours aux ordres de Bachar et qui essaie de piéger l’ancien prisonnier, un ancien adepte déçu du régime ou un simple baratineur imbu de lui-même. Tawfeek Barhom arrive à être tout cela à la fois : insondable, faussement affable et terrorisant.

Tout en dézinguant des avatars dans leur jeu vidéo, les membres de la cellule (dont nous ne verrons jamais le visage) discutent pour déterminer s’il faut livrer Harfaz à la justice ou exercer une vengeance plus directe. En dévoilant au public européen l’existence de criminels de guerre – et potentiels agents « dormants » – parmi les réfugiés, ils savent qu’ils risquent de provoquer le rejet des immigrés syriens [i]. Par toutes les questions qu’il pose et sa capacité à nous mettre un tant soit peu dans la peau d’un homme détruit par une guerre reléguée aujourd’hui à la dernière page des journaux, Les Fantômes est un film actuel et indispensable.

[i] Selon Wikipedia, un quart de la population syrienne a fui le pays. L’Allemagne à elle seule en héberge presque un million.  

actuellement au cinéma

Vacances obligent, le blog cinéma forum_C s’est accordé une pause cet été. Mais l’actualité cinématographique n’a pas été mise entre parenthèses et il y a plusieurs (très) bons films à l’affiche que nous ne voudrions pas entièrement passer sous silence:

  • Fremont de Babak Jalali: l’histoire d’une réfugiée afghane qui travaille dans une fabrique de for­tune cookies à San Fran­cis­co et décide d’envoyer un message dans l’un des biscuits, comme une bouteille à la mer. Un peu comme Les Fantômes mais sur le ton doux-amer d’une comédie désenchantée en noir et blanc, Fremont raconte la difficulté de commencer une nouvelle vie en laissant derrière soi un pays en guerre.
  • Le Roman de Jim des frères Larrieu: un homme doux et tendre élève avec amour l’enfant de sa compagne jusqu’au jour où le père naturel décide de venir reprendre sa place. Tout le monde croit bien faire dans ce mélodrame sans pathos, qui propose un regard nouveau sur la paternité.
  • Upon Entry de Juan Sebastián Vásquez et Alejandro Rojas: le cauchemar d’un jeune couple interpellé à la douane en arrivant aux États-Unis. Huis clos angoissant entre les quatre murs d’un bureau éclairé aux néons, le film thématise non seulement à sa façon le „mur“ (ici virtuel) érigé par les États-Unis, mais également l’intrusion dans notre vie intime d’une société de surveillance pour laquelle tout le monde est forcément coupable.

 

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