Abus de pouvoir : 18e Festival CinEast – 2

Deux films présentés au Festival CinEast mettent en scène la brutalité d’un pouvoir – politique et militaire ou artistique et émotionnel – qui écrase toute idée de libre choix et de consentement.

Samedi dernier, avant la projection du film Mr. Nobody Against Putin, un représentant du Festival CinEast a pris le temps d’expliquer que sa sélection avait fait, en interne, l’objet de longues discussions. Fallait-il montrer ce documentaire certes officiellement danois – il représente même le Danemark dans la course à l’Oscar du meilleur film étranger – et réalisé par l’Américain David Borenstein, mais tourné par un Russe ? Un film qui montre les répercussions de la guerre en Ukraine sur le quotidien d’une école située quelque part dans l’Oural ? Le Festival a toujours soutenu l’Ukraine, collectant même, en collaboration avec l’association LUkraine asbl, des dons qui ont permis, l’année dernière, d’offrir une ambulance au pays auquel M. Putin a décidé de faire la guerre. Il n’allait donc pas de soi de montrer un point de vue qui, tout en critiquant l’action de Putin, met l’accent sur la souffrance des Russes.

Mr. Nobody Against Putin © Made in Copenhagen / Pink Productions

Le Festival a néanmoins fait le bon choix en présentant le documentaire, réalisé donc par David Borenstein et coréalisé par Pavel Talankin. Ce dernier est le Mr. Nobody du titre, un enseignant passionné par son métier et ses élèves, et accessoirement en charge du filmage des petits et grands événements de l’école qu’il a fréquentée en tant qu’élève avant d’y devenir prof. L’amour mais aussi l’humour avec lesquels Pavel – Pasha pour ses amis – présente Karabash, connue comme l’une des villes les plus polluées du monde à cause d’une usine de production du cuivre qui donne du travail aux habitants et réduit considérablement leur espérance de vie, rappelle la présentation que fait Michael Moore de sa ville bien-aimée Flint. La ressemblance s’arrête cependant là car, contrairement à Moore, Pasha n’a pas l’âme d’un activiste. Le film nous fait comprendre qu’il est homosexuel, ce qui, dans la Russie homophobe de Putin, le condamne à une solitude qu’il compense en ouvrant grand son cœur et son bureau à tous ses élèves. Pasha aurait pu vivre toute son existence ainsi, parfaitement heureux, si Putin n’avait pas attaqué l’Ukraine et, pour cela, décidé de transformer son peuple en chair à canon.

Dès le début de la guerre, toutes les écoles du pays sont réquisitionnées à cet effet. Désormais figurent au programme lever du drapeau au son de l’hymne national, marche au pas cadencé, leçons de propagande dans lesquelles il est question de dénazification de l’Ukraine, visites de l’armée et d’organisations paramilitaires dont le tristement célèbre groupe Wagner, maniements d’armes en tout genre. Pasha doit tout filmer et envoyer les images à Moscou. Peu à peu, les grands frères et les anciens élèves partent pour le front et reviennent dans un cercueil.

Tout cela brise le cœur à Pasha qui ne croit pas une seconde aux mensonges diffusés par Moscou. On commence à se méfier de lui et de son drapeau blanc-bleu-blanc, considéré comme un symbole de paix et de démocratie. Alors, quand par un enchaînement de circonstances pas très clair, Pasha est un jour contacté par un cinéaste occidental, il accepte de confier à celui-ci ses images pour témoigner de ce que Putin fait subir, non seulement aux Ukrainiens mais aussi aux Russes. Au Danemark, David Borenstein trie les centaines d’heures d’images qui lui parviennent par des messageries sécurisées, cherche les moments qui montrent la transformation d’un système scolaire ordinaire en centre d’embrigadement. Pasha se révèle excellent cinéaste et commentateur espiègle. Le film fait l’impasse sur les nombreuses mesures adoptées par l’équipe de production pour ne pas mettre en danger Pasha ou les gens qu’il filme mais raconte comment, à la fin, le vidéaste doit se résoudre à quitter la Russie quand la police commence à s’intéresser à lui. Un complice de Pasha, resté là-bas, n’est mentionné au générique que par le terme « anonyme ». Il est un autre « Mr. Nobody », comme il y en a sûrement des milliers, coupés les uns des autres – Karabash n’est constituée que de quelques barres d’immeubles soviétiques perdus au milieu d’une immense forêt – et qui n’ont pour désuète arme, contre la machine de guerre de Putin, que leur caméra et leur humanité.

Le non-consentement

Les chœurs de jeunes filles semblent avoir la cote à l’est. Après le joli Little Trouble Girls, une version plus sombre du même univers est au cœur du film tchèque Broken Voices, basé sur l’histoire vraie d’un célèbre chœur féminin dont le dirigeant a été condamné en 2008 pour plusieurs dizaines de viols et d’abus sexuels, certains sur des mineurs. Les faits se sont étalés sur près de deux décennies.

Le film de Ondřej Provazník nous place aux côtés de la jeune Karolina (excellente Kateřina Falbrová), 13 ans, qui rêve, dans les années 1990, de faire partie de la chorale dont sa sœur Lucie, plus âgée de deux ans, est déjà membre. Elle est au comble du bonheur quand elle attire l’attention du dirigeant Vit Machá (Juraj Loj) et plus encore quand il l’invite dans une auberge isolée dans la montagne où le petit groupe passe son temps à des répétitions entrecoupées de promenades et de séances de sauna, et où doit se décider lesquelles, parmi les jeunes filles, feront partie d’une prochaine tournée aux Etats-Unis.

Broken Voices © Endorfilm/Punkchart Films

La relation qu’entretient Machá avec ses protégées provoque vite le malaise. Il joue ostensiblement de son pouvoir de décideur et de l’attirance que son aura d’artiste suscite chez les adolescentes. C’est le mélange désormais bien connu des prédateurs dans les milieux artistiques. Eblouies quand elles se voient distinguées par leur idole, les adolescentes s’avèrent des proies faciles et consentantes. Tout l’art du film de Provazník consiste justement, par petites touches, à nous montrer que ce soi-disant consentement est en réalité forcé, les jeunes filles se révélant subtilement mises en concurrence, jaugées, louées avant d’être soudain rejetées pour une faute quelconque, puis réadmises auprès du maître, « pardonnées » et finalement conquises brutalement, comme on met à mort le taureau après l’avoir épuisé.  Et l’on ne comprend qu’après coup que c’est aussi ce qui est arrivé à d’autres filles, celles qui vomissaient en rentrant d’une fête, celles qui s’avéraient soudain rebelles, malades ou absentes, celles qui comptaient le nombre de fois où le regard de Machá se posaient sur elles, ou celles qui offraient une aide encore non sollicitée en murmurant que « il arrive qu’on tombe ».

Le réalisateur reste du côté de Karolina. On ne nous dit jamais ce que savent exactement les autres, ce qu’elles cautionnent ou pas. Ce sont des adolescentes et il y a autant d’innocence que de calcul, de jalousie que d’empathie, de soumission que de rébellion dans leurs réactions souvent impulsives. Elles n’ont pas de mot pour dire ce qui leur arrive, elles veulent découvrir le monde, devenir riches et célèbres, être aimées et admirées. L’ignominie de l’homme est d’en profiter sans vergogne, qui plus est sous les yeux de sa propre mère qui dirige le groupe avec lui et fait semblant de ne rien voir.

Longtemps, on a l’impression que le film avance trop lentement et de façon répétitive. Il tire toute sa force et son sens de la fin, lorsque que ce qui n’était pas dit est soudain filmé crûment bien que par écran interposé. Un écran éteint, pour mieux signifier la cécité de la société qui ne saurait regarder en face le viol d’une gamine de 13 ans par un homme adulte. Même si on le pressentait, c’est un choc et l’image finale est de celle qu’on n’oublie pas.

Mr. Nobody Against Putin : 23 octobre, Scala (Diekirch), 20h00 et 24 octobre, Kulturhuef (Grevenmacher), 20h15


Broken Voices : 22 octobre, Utopia, 21h00

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