Un beau ciel bleu agrémenté de quelques nuages vaporeux, et les marches de Cannes qui nous emmènent au septième ciel, voilà ce que semblait promettre l’affiche du 75e Festival de Cannes. Oui, mais voilà, l’image est extraite du film Truman Show (Peter Weir, 1998) et le décor onirique n’est justement que cela : un décor, une sorte de village Potemkine qui masque une réalité plus inquiétante que jamais, entre crise climatique, guerres et famines.
La cérémonie d’ouverture fut à l’avenant. D’un côté, paillettes, strass et glamour et, de l’autre, l’apparition surprise, sur le très grand écran du festival, de Volodymyr Zelensky qui invoqua le fantôme de Chaplin et de son Great Dictator (1940) pour appeler le cinéma à faire entendre sa voix au sujet de la guerre en Ukraine. Juste avant, Vincent Lindon, président du jury, avait demandé : « Pouvons-nous faire autre chose qu’utiliser le cinéma, cette arme d’émotion massive, pour réveiller les consciences et bousculer les indifférences ? » On sentait, dans cette célébration d’un cinéma engagé, la tentative un peu embarrassée de justifier malgré tout la fête à Cannes.
Nommé président du jury de la compétition officielle moins d’un mois avant le début du festival, Vincent Lindon semblait être l’homme de la situation. Il a notamment porté sur ses larges épaules – et coproduit en partie – la trilogie de Stéphane Brizé sur le monde du travail et la façon dont il broie les travailleurs aussi bien que les cadres : La loi du marché, 2015 ; En guerre, 2018 ; Un autre monde, 2022. Dans Welcome (Philippe Lioret, 2009), il avait joué un maître nageur décidé à sauver un jeune migrant kurde. Il s’engage dans des associations, tout en restant éloigné des émissions à sensation et des réseaux sociaux, ce qui ne l’empêche pas de pousser de temps en temps des coups de gueule très médiatiques. Durant le confinement, il a signé une lettre pour soutenir le monde de l’hôpital et lancé sur le site Mediapart l’idée d’une taxe « Jean Valjean », qui forcerait les plus riches à venir en aide aux plus pauvres. Et l’année dernière, il a ébloui tout le monde en s’offrant corps et âme au cinéma de Julia Ducournau (Titane, Palme d’or 2021).
Tout cela en fait-il un bon président de jury ? Il faut croire que non, vu le palmarès fourre-tout qu’a présenté Vincent Lindon à la fin du festival. Il a offert la Palme à une satire grossière tirant à coups de merde (au sens littéral) sur l’argent, la mode, le sexe et, plus généralement, le (néo)capitalisme (Triangle of Sadness de Ruben Östlund), attribué un Grand Prix du jury au seul film ayant fait l’unanimité… contre lui (Stars at Noon de Claire Denis) et récompensé pêle-mêle la moitié des œuvres en compétition, tout en faisant l’impasse sur l’une des rares ayant retenu l’attention d’une majorité de festivaliers (R.M.N. de Cristian Mungiu).
La part des femmes
Avec quatre femmes et cinq hommes, le jury est l’un des seuls composants cannois dans lequel la parité est presque atteinte. Mais alors qu’à l’exception de Vincent Lindon, les hommes étaient cette année tous des réalisateurs connus – Asghar Farhadi, Jeff Nichols, Joachim Trier, Ladj Ly –, les femmes – Deepika Padukone, Noomi Rapace, Rebecca Hall et Jasmine Trinca – sont avant tout des actrices, même si les deux dernières viennent de réaliser un premier long métrage. Ce fait n’empêche certes pas qu’elles soient par ailleurs cinéphiles, mais ne nous voilons pas la face : les actrices dans les jurys officiels à Cannes sont aussi là pour faire joli, pour rajouter du glamour et mettre en valeur sur les marches les robes et bijoux prêtés par les joaillers et couturiers. Rappelons au passage qu’en 75 ans de festival, seules onze femmes ont été présidentes du jury de la compétition officielle (dont une vice-présidente), toutes actrices à l’exception de Françoise Sagan (1979) et Jane Campion (2014).
La parité, ou plutôt son absence, reste l’un des talons d’Achille du Festival de Cannes. Cinq réalisatrices (dont l’une en tandem avec un homme) sur 21 films en compétition, un peu plus de 25 %, cela paraît satisfaisant au délégué général Thierry Frémaux qui dit juger la qualité des films qui lui sont proposés et non le genre de leur auteur·e. Mais il y a des films tournés par des hommes dont on se serait bien passé en compétition, et d’autres, vus dans les sections parallèles, qui auraient pu figurer en compétition. Corsage, la coproduction austro-luxembourgeoise réalisée par Marie Kreutzer, est parmi celles le plus souvent citées en exemple.
Vicky Krieps y interprète l’impératrice Elisabeth d’Autriche qui se rebelle contre le rôle décoratif qu’on lui fait jouer à la Cour, et ce corsage qui l’empêche de respirer au propre et au figuré. Marie Kreutzer et Vicky Krieps lui redonnent une liberté qu’elle n’avait pas, allant jusqu’à lui laisser le choix de sa mort (dans la réalité, Elisabeth d’Autriche fut assassinée par un anarchiste). Hasard ou non, l’actrice luxembourgeoise joue à nouveau un personnage rétif aux convenances dans Plus que jamais réalisé par Emily Atef (section Un certain regard), dans lequel elle est une jeune femme moderne soudain confrontée à la possibilité de sa mort prochaine. Là encore, elle décide de garder la main sur son destin, choisissant le lieu et les circonstances de son départ, même au prix du sacrifice de l’homme qu’elle aime par-dessus tout. Vicky Krieps excelle dans ces deux portraits complexes, intrigants, et qui resteront sans doute parmi ses plus beaux rôles. Pour son travail dans Corsage, elle a reçu le Prix de la meilleure performance dans la section Un certain regard et s’est imposée comme l’une des stars incontournables de la Croisette.
La part des films réalisés par des femmes est plus élevée dans les sections parallèles : neuf réalisatrices sur 19 films dans Un certain regard (faisant partie de la sélection officielle), alors que la Quinzaine des réalisateurs alignait onze femmes pour 23 films et la Semaine de la critique trois réalisatrices dans une sélection qui comprenait sept longs métrages. Mais elles n’ont pas la visibilité qu’offre la compétition.
Est-ce pour faire taire les mauvaises langues qui continuent de pester contre cette sous-représentation féminine qu’une femme vient d’être nommée à la fonction (honorifique) de présidente du Festival ? L’Allemande Iris Knobloch, ancienne juriste ayant fait une prestigieuse carrière chez Warner – d’abord aux Etats-Unis, puis en France et en Europe – remplace Pierre Lescure à partir du 1er juillet 2022, tandis que Thierry Frémaux reste délégué général et donc responsable de la sélection. L’élection de Madame Knobloch au conseil d’administration n’a pas été saluée par tout le monde. Des associations professionnelles ayant voté contre elle ou s’étant abstenues dénoncent une mainmise de l’Etat français sur le choix de la candidate. On lui reproche notamment un possible conflit d’intérêts, parce qu’elle est aujourd’hui à la tête d’une société d’acquisition spécialisée dans le divertissement à laquelle participe par ailleurs la famille Pinault (propriétaire de Kering, partenaire officiel du Festival, qui organise chaque année une série d’événements très chics sur la place des femmes dans le cinéma). La nouvelle présidente a promis que sa société resterait en dehors de toutes les activités liées au Festival.
Iris Knobloch est également vue comme une représentante d’un cinéma essentiellement commercial, mais c’est oublier qu’elle a accompagné à Cannes de nombreux réalisateurs, de Clint Eastwood à Woody Allen, en passant par Michel Hazanavicius dont elle est fière d’avoir porté et soutenu The Artist (2011) quand personne ne croyait encore en ce film. Parmi ses missions à Cannes : ramener sur la Croisette les majors américaines (réticentes à l’idée de voir leurs films éreintés par la critique mondiale) et surtout trouver un compromis avec les plateformes qui rechignent – comme l’exige Cannes – à sortir en exclusivité leurs films dans les salles de cinéma françaises avant de les proposer en ligne.
La guerre et les hommes
Les films présents à Cannes ayant été tournés avant le début de la guerre en Ukraine, le vœu de Zelensky, exprimé lors de la cérémonie d’ouverture, n’a pu être exaucé que partiellement. Le documentaire Mariupolis 2 du Lithuanien Mantas Kvedaravičius, tué le 2 avril dans la ville assiégée qu’il était en train de filmer, a été intégré au programme hors compétition. En séance spéciale a été présenté The Natural History of Destruction de Sergueï Loznitsa, un essai cinématographique sur le bombardement aérien des villes britanniques et allemandes durant la Seconde Guerre mondiale, qui résonne bien évidemment de façon particulière aujourd’hui. Si Loznitsa est le cinéaste ukrainien le plus célébré dans le monde occidental, notamment pour ses films sur la Seconde Guerre mondiale (Austerlitz, 2016) et l’Ukraine (Maidan, 2014 ; Donbass, 2018), il est cependant contesté dans son pays. Au début de la guerre, Loznitsa avait démissionné de l’Académie européenne du cinéma pour protester contre la réaction de celle-ci à l’invasion russe en Ukraine, qu’il jugeait « édentée ». Moins d’un mois plus tard, il était évincé de l’Académie ukrainienne du cinéma qui l’accusait d’avoir plaidé contre le boycott indistinct de toutes les œuvres russes et d’être trop « cosmopolite » à un moment où il faudrait mettre en avant « l’identité nationale ». Il y a quelques années, Loznitsa s’était déjà battu pour que les films ukrainiens en langue russe restent éligibles pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Son film Babi Yar. Contexte (2021), qui thématise la complicité des nazis ukrainiens dans le massacre de 33 000 Juifs à Babi Yar en 1941, ne lui a pas non plus valu que des amis.
Partageant avec Loznitsa le refus d’un boycott systématique de toutes les œuvres russes, Thierry Frémaux avait programmé en compétition Tchaikovsky’s Wife de Kirill Serebrennikov. Or, Serebrennikov est certes un dissident désormais exilé en Europe, qui ne se prive pas de critiquer Poutine, mais l’oligarque Roman Abramovitch est nommément remercié dans le générique du film qu’il a contribué à financer après le désistement des autorités russes qui refusaient que soit évoquée l’homosexualité du compositeur. Lors de la conférence de presse, Serebrennikov a défendu Abramovitch en rappelant qu’il était un défenseur des arts et que Zelensky lui-même avait demandé de ne pas le sanctionner (à un moment où Abramovitch semblait être en mesure de jouer un rôle dans les négociations avec la Russie).
Kirill Serebrennikov raconte l’histoire de Tchaïkovski à travers celle de sa femme Antonina. Pour faire taire les rumeurs sur son homosexualité, le compositeur épouse cette jeune femme naïve et éprise de lui, qu’il délaisse instantanément et qu’il finira par pousser vers la folie. Lui-même homosexuel, Serebrennikov décrit Tchaïkovski en artiste arriviste et égocentrique, complètement insensible au sort d’Antonina, démontrant qu’un homosexuel peut être un macho comme un autre. La réflexion sur la masculinité et ses métamorphoses fut l’une des rares thématiques à lier entre elles un certain nombre d’œuvres cannoises. Sur les réseaux sociaux, on débat pour décider si Top Gun : Maverick (présenté hors compétition) exalte la virilité ou serait au contraire une subtile mise à nu de la vulnérabilité masculine. Dans R.M.N. (Cristian Mungiu, compétition officielle), le personnage principal apprend à son fils que ceux qui éprouvent de la pitié meurent les premiers. Mais au grand dam de Matthias, le petit garçon est terrorisé par une mystérieuse rencontre sur le chemin de l’école, sa femme lui tourne le dos, sa maîtresse ne le tolère que pour satisfaire ses propres besoins sexuels et son père est terrassé par l’âge et la maladie. Dans Decision to Leave (Park Chan-wook, compétition officielle), un policier mélancolique est fasciné par une étrange femme fatale ; dans Tirailleurs (Mathieu Vadepied, section Un certain regard), la notion d’héroïsme guerrier est déconstruite dans un récit rappelant le sacrifice des tirailleurs sénégalais dans la Première Guerre mondiale ; dans Nostalgia (Mario Martone, compétition officielle), la violence d’un chef mafieux détruit toute une communauté, et dans Holy Spider (Ali Abbasi, compétition officielle), un pauvre type tue des prostituées en croyant s’assurer ainsi une place au paradis. Dans Burning Days (Un certain regard), le Turc Emin Alper imagine un jeune procureur tentant de faire interdire la très virile chasse au sanglier en pleine rue. Il est aussitôt soupçonné d’homosexualité par le chef corrompu de la petite ville dont il a la charge. Dans Joyland (Un certain regard, Palme Queer), le Pakistanais Saim Sadiq brouille les pistes et met en scène le gentil Haider qui tente de cacher à sa famille qu’il est attiré à la fois par la danse et par une femme transgenre. Dans Pacifiction (Albert Serra, compétition officielle), qui se passe sur une île polynésienne sur laquelle plane la menace de nouveaux essais nucléaires, le réalisateur fait défiler des gars de la marine très beaux et très musclés, tout en offrant un magnifique rôle à l’actrice transgenre Pahoa Mahagafanau.
Mais il y a aussi des thèmes qui ont brillé par leur absence à Cannes : la pandémie et ses répercussions (même si l’on apercevait ça et là des gens masqués dans plusieurs films) et, de façon plus choquante, les crises climatique et environnementale qui ne semblent préoccuper aucun des cinéastes présents. En 2021, une section spéciale (d’emblée annoncée comme « éphémère ») avait accueilli quelques films destinés à « incarner cinématographiquement » l’engagement du Festival pour l’environnement. Cette année, le sujet avait déjà disparu des écrans. Le Festival a toutefois pris quelques initiatives : 100 % de véhicules électriques ou hybrides (BMW a au passage remplacé le partenariat de longue date avec Renault), accès gratuit des festivaliers aux transports publics (pour ceux qui ne se déplacent pas en limousine), dématérialisation des dossiers de presse ainsi que de la billetterie, tapis rouge « écolo compatible » et injecté dans l’économie circulaire après usage. Les traiteurs sont obligés de respecter un cahier des charges « responsable » (c’est le Festival qui met les guillemets) et plus aucune bouteille d’eau en plastique n’est distribuée. Chaque festivalier doit par ailleurs payer une contribution environnementale de 20 euros, destinée à compenser les émissions carbone générées par les voyages et l’hébergement. Enfin, un prix Ecoprod est remis au film ayant mis en place une démarche d’éco-production. Il a été attribué à La Cour des miracles de Carine May et Hakim Zouhani (présenté dans la sélection Le Cinéma à la plage). Entre autres choses, le tournage était accessible en transports en commun et la cantine utilisait des produits bio et de saison. Sous les figues d’Erige Sehiri (Quinzaine des réalisateurs) a reçu le prix du jury Ecoprod pour avoir également fait des efforts sur les repas et n’avoir utilisé qu’une seule caméra et deux ordinateurs, tout en profitant de la seule lumière naturelle. En d’autres termes, il s’agit d’un prix destiné aux films à tout petit budget ! Probablement pas de quoi compenser les émissions de CO2 dégagées par les six avions de la patrouille de France qui ont survolé Cannes au moment de la montée des marches de Top Gun !
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