- Klima, Natur
D’Waasser vum Liewen
La stratégie publicitaire dans les films de Sources Rosport
Considérée comme un bien de première nécessité, l’eau potable est pour la très grande majorité des Occidentaux constamment à disposition, et cela dans une excellente qualité sanitaire et à un très faible prix. Comment dès lors persuader les consommateurs de se déplacer pour acheter un produit qui répond a priori aux mêmes besoins, mais qui coûte plus cher ?
En France, Mathieu Jahnich, analyste du marketing dans les domaines de l’environnement, a répertorié parmi les arguments principaux utilisés dans la publicité des eaux en bouteille : la qualité minérale des eaux, leur goût, l’association à la vitalité et à la jeunesse, leurs « bienfaits minceur », le site de captage (volcan, nature vierge, etc.), l’utilisation de la sexualité (corps de femmes plus ou moins nus) et le recours à des personnalités célèbres1.
Dans quelle mesure la société Sources Rosport, qui détient actuellement près de 30 % de parts de marché des eaux minérales naturelles au Luxembourg, a-t-elle recours aux mêmes procédés ou en met-elle d’autres en avant, notamment dans ses spots produits pour le cinéma et la télévision auxquels je m’intéresserai en premier lieu dans cet article ?
Naturelle, rafraîchissante et originale
Le véritable essor des eaux en bouteille ne survient qu’après la Seconde Guerre mondiale. L’eau de Rosport est lancée en 1959. Le Luxembourg importe alors des quantités grandissantes d’eaux en bouteille2 et la brasserie Bofferding veut en profiter pour se diversifier. Max Weber, directeur des Sources Rosport, aime raconter une histoire à ce sujet. En 1955, Bofferding confie au géologue Michel Lucius la mission de trouver une source d’eau minérale. Dans un café à Rosport, des villageois lui auraient alors parlé d’une eau qui bouillonne et sur laquelle apparaissent en hiver des traces de sang. La porte de l’enfer, c’est ainsi qu’on appelait autrefois cet endroit, lui ont-ils raconté. Lucius aurait compris qu’il s’agissait en fait d’une source carbogazeuse contenant du fer3.
Dans un article paru en 1959, Michel Lucius donne sa propre version de la découverte de la source4. Il mentionne toutes sortes d’analyses et de faits scientifiques (notamment l’existence d’une source comparable à Rahlingen, sur la rive allemande de la Sûre), mais ne dit rien d’une porte de l’enfer. Ni Weber ni Lucius ne rappellent qu’une source gazeuse avait déjà été découverte et exploitée à Rosport dès 19325. L’histoire de cette première source ne semble pas documentée. Après sa découverte et la création peu après d’une société d’exploitation, elle n’est plus mentionnée dans la presse.
Quand Rosport commence à commercialiser son eau, le plus important est de faire connaître la nouvelle marque. La première publicité Rosport au cinéma est réalisée en 1959 par Philippe Schneider, alors le seul cinéaste professionnel au Luxembourg. Elle commence et se termine par le logo qui deviendra célèbre : le cavalier sur son cheval. En 1959, le cheval était tourné vers la gauche, donc dans la direction contraire au sens de lecture d’un spectateur occidental. Au cinéma, le mouvement vers la gauche a tendance à suggérer la régression et est connoté négativement, alors que le mouvement vers la droite sous-entend le progrès, la force, l’optimisme, etc. Le logo sera inversé plus tard, entre 1988 et 1993 à en juger par les spots visionnés pour cet article.
Beaucoup de gens se demandent jusqu’à aujourd’hui quel peut bien être le rapport entre une eau gazeuse et un cheval. L’explication est simple : le nom Rosport viendrait de Rossfurt, un gué qu’on traverse à cheval. Pour que le cheval soit utilisé dans les spots filmés, il faudra cependant attendre 2015.
Dans ses différentes interviews, Max Weber cite en priorité cinq arguments de vente qui recoupent en partie ceux analysés par Mathieu Jahnich : la qualité minérale, la proximité et le caractère national du produit, l’écoresponsabilité, le goût et le haut de gamme. Ces éléments ne se retrouvent toutefois pas à l’identique dans les spots filmés.
La qualité minérale, très présente dans les prises de parole de Weber, est explicitement thématisée dans une seule publicité en 1982, dont le commentaire nous informe qu’un laboratoire d’Etat américain a déclaré que Rosport était la meilleure de toutes les eaux minérales européennes, sans qu’on sache d’où provienne exactement cette information ni quels étaient les critères utilisés.
Une autre version de la même publicité de 1982 propose un commentaire tout à fait différent, qui fait appel à un inattendu patriotisme économique : « Villes musse mer importéieren. Awar wat d’Mineralwaasser ubelaangt, si mer vum Ausland a vun deieren Devisen onofhängeg. Dofir erfrëscht iech op lëtzebuergesch. Drénkt Rosport. » Le caractère national du produit est ensuite répété : « Erfrëschend a spruddeleg aus lëtzebuerger Quell ». Mais alors que Rosport a créé au fil des ans des visuels spécifiques pour des fêtes ou des événements typiquement luxembourgeois (fête nationale, procession dansante, etc.) ou fait référence aux couleurs nationales, ce caractère national est en général très peu souligné dans ses films. La société Rosport est pourtant perçue comme emblématique au Luxembourg et Max Weber rappelle souvent que Rosport n’exporte pas à l’étranger, travaille dans la mesure du possible avec des fournisseurs locaux et s’adresse spécifiquement aux résidents luxembourgeois. Cela peut aller pour les employés de Rosport jusqu’à se rendre chez les consommateurs mécontents pour écouter leurs griefs et essayer d’y remédier.
Le cantonnement au Luxembourg a plusieurs raisons. La première est pragmatique, Rosport n’ayant guère les moyens de concurrencer sur leur terrain ses grandes rivales internationales que sont entre autres Nestlé (qui regroupe notamment Perrier, Vittel, Contrex, San Pellegrino) et Danone (Volvic, Evian). Par ailleurs, les sources Rosport et Viva ne fournissent pas des quantités d’eau suffisantes pour approvisionner l’étranger sans perdre en qualité. Enfin, il y a une raison écologique qui incite à limiter dans la mesure du possible les trajets. Ce souci de travailler de la façon la plus écoresponsable possible se répercute également sur la fabrication des emballages et des bouteilles ainsi que sur l’attention portée dans ce contexte au recyclage. Rosport n’est toutefois pas seule sur ce créneau, toutes les sociétés d’eaux en bouteille mettant aujourd’hui en avant des arguments écologiques pour défendre leurs produits contre l’eau du robinet réputée moins polluante.
Alors que le critère écoresponsable n’est pas thématisé dans les films, le caractère naturel de l’eau de Rosport est en revanche souligné, et cela dès 1959. « Source au gaz naturel » est le slogan accompagnant alors le logo de la nouvelle marque. En 1982, la publicité promet : « E sprëtzegt Mineralwaasser mat natierlecher Kuelesaier ». En 1988, le slogan est raccourci pour signifier que non seulement l’eau, mais aussi son acquisition par le consommateur sont naturelles : « Rosport. Natierlech ». Le caractère gazeux de l’eau est rappelé par d’autres adjectifs en 1982 : « E sprëtzege Genoss », ou encore « Erfrëschend a spruddeleg ». Dans les films, le caractère naturel et rafraîchissant de l’eau gazeuse demeure une des caractéristiques primordiales jusqu’à aujourd’hui, comme le montre le slogan « Natierlech erfrëschend » dans la campagne lançant en 2018-2020 les eaux aromatisées Rosport mat qui mélangent eau gazeuse et arômes de fruits.
Avec le temps, il s’est cependant avéré que « naturellement gazeux » n’est pas forcément un argument de vente. Le CO2 contenu dans Rosport est d’ailleurs retiré après l’extraction (de même que le fer, qui donne un goût minéral trop prononcé à l’eau) et entrestocké avant d’être à nouveau rajouté dans les quantités voulues. Le goût des consommateurs ayant changé, la Classic ne contient aujourd’hui plus que 7,5 g de CO2 par litre au lieu des 11 g d’autrefois6 ! En 1993 est lancé la Rosport Medium, qui ne connaîtra véritablement le succès que lorsqu’elle sera vendue dans une bouteille bleue de 50 cl dans les restaurants, et seulement dans les restaurants, sous l’appellation Rosport Blue. Ce fut un coup de génie de l’agence Binsfeld que de conférer en 1996 par ce tour de passe-passe une aura d’exclusivité et de haut de gamme à une eau légèrement pétillante (4,5 g de CO2 par litre) dont la vente n’arrivait pas à décoller. « Beaucoup de gens ont imaginé qu’il s’agissait d’une nouvelle eau », se rappelait, non sans malice, Marc Binsfeld en 20047. Ce n’est qu’en 2002 qu’elle apparaît sur les étagères des supermarchés.
Les premières publicités pour la Blue la mettent donc tout naturellement en relation avec le monde de la restauration et des plaisirs gustatifs partagés. La boisson est associée à des plats simples et des mots en plusieurs langues qui connotent le plaisir et la convivialité ou bien des menus plus étudiés qu’un serveur excessivement guindé annonce cérémonieusement. Le dernier plan de cette publicité montre la bouteille et le verre de Rosport sur la table, invitant à remplacer le vin attendu dans ces circonstances par l’eau (légèrement) pétillante8. Le slogan, en forme de jeu de mots, promet : « Rosport Blue vous met l’eau à la bouche ». L’eau gazeuse remplace le vin à table, y compris celui que Jésus partagea avec ses disciples. Imaginé en 2003 par Binsfeld et intitulé La Cène, un spot assez osé, mais qui ne semble curieusement pas être resté dans les mémoires, nous le montre versant de la Rosport Blue dans le verre de Judas.
En 1993 est découverte une deuxième source, non gazeuse, qui sera appelée Viva. Le nom n’est pas sans rappeler Vittel, jusque-là une des principales références en matière d’eau plate au Luxembourg. C’est un succès immédiat. Le spot, signé Binsfeld, qui accompagne le lancement joue essentiellement sur des couleurs gaies (rouge, bleu, vert, jaune). Un canari, tristounet jusqu’à ce que sa maîtresse lui donne à boire de la Viva, se met ensuite à chanter. Le slogan « D’Waasser vum Liewen » n’apparaît encore qu’à l’écrit. Mieux que Vittel qui se dit « source naturelle de vitalité », Viva est « source de vie ». Et désormais Rosport sera aussi synonyme de fantaisie et de création.
Alors que la Rosport Blue est, selon le site officiel de la société, « parfaite pour accompagner les repas » et la Classic « rafraîchissante», la nouvelle eau plate doit accompagner les consommateurs tout au long de la journée. Un spot réalisé en 2006 montre que Viva s’adapte à toutes les activités et à toutes sortes de gens. Elle est bue au bureau, au jardin, au sport et au restaurant par des employés, des retraités, des sportifs, des enfants et des couples amoureux. Pour le dixième anniversaire de Viva, une nouvelle publicité commandée par Binsfeld au producteur re.media reprend le concept et quasiment les situations de la publicité de 2006. Mais cette fois-ci, Rosport travaille avec de jeunes créateurs luxembourgeois, Olivier Pesch et Dan Wiroth pour la réalisation, et Claude Pauly pour la musique. La technique mélange stop motion, prises de vue réelles et 3D. Le ton est ludique, la mise en scène très colorée et surréaliste. Rosport vise ainsi un public de jeunes adultes qui était peut-être moins porté sur l’eau plate jusque-là.
La société étend ensuite ce concept à la Rosport Blue, en inaugurant en 2011 une série de spots « jeunes » qui jouent sur l’imagination et la bonne humeur, en faisant appel à des artistes luxembourgeois (Michel Geimer, Miriam Rosner, Sumo et Stina Fisch) pour illustrer des films définis chacun par un genre musical (urban, funky, rock, world). Dès 2008, Rosport avait eu recours à la technique de l’animation 3D pour inventer un univers féérique dans lequel la bouteille de la Blue surgit d’une source magique. Le slogan « liicht aussergewéinlech » fait référence à la légèreté du ton, mais aussi au fait que la Blue est moins pétillante, tout en soulignant le caractère original de la boisson.
Parmi les éléments énumérés par Mathieu Jahnich, il en est deux que Rosport ne semble pas utiliser dans ses publicités filmées : les pouvoirs amincissants de l’eau (si ce n’est implicitement par le physique de ses acteurs et actrices) et l’exploitation du corps féminin. Les responsables semblent même veiller à une stricte égalité entre les genres. Pour les quatre spots urban, funky, rock et world sont ainsi engagés deux actrices et deux acteurs, de même que deux artistes femmes et deux artistes hommes. Ce n’est que dans la récente série « Rosport mat », produite par l’agence BetoCee et utilisée pour le lancement des nouvelles boissons aromatisées, qu’à la fois la notion d’attraction sexuelle et l’argument du « zéro sucre » entrent en jeu. L’interprète des quatre spots n’est pas sexualisée outre mesure, mais elle porte des lunettes genre Lolita et tente de séduire une bouteille de Rosport qui a la taille d’un être humain. Quand le jeune homme présent dans trois spots sur quatre, visiblement jaloux, veut l’en détourner (en l’emportant sur son dos !), elle fait tout pour revenir vers la bouteille qu’elle embrasse et contre laquelle elle se blottit, etc. Comme déjà dans les publicités précédentes de la marque, il y a tout un jeu sur les couleurs (ici pastel), le ton est léger, enjoué et gai, à l’instar du slogan « Natierlech erfrëschend » dans les films, remplacé sur les affiches par « Charmed by nature ».
La révolution
L’ensemble de ces publicités dédié à un produit précis a certes rempli sa fonction au moment de leur diffusion, mais la plupart d’entre elles n’ont pas laissé des souvenirs mémorables, et cela bien que la quasi-totalité des résidents luxembourgeois connaisse la marque.
Le spot qui a en revanche marqué les esprits et reste la référence incontournable pour la société s’appelle The Legend. Créé en 2015 par Nvision, il résulte de la décision de Rosport de redéfinir l’image de la société. Un spot est mis en production pour promouvoir non pas un produit, mais la marque Rosport en tant que telle. Ce film, produit par Bernard Michaux et réalisé par Jeff Desom, subjugue par sa beauté, mais aussi par les moyens mis en œuvre. On est ici dans une esthétique délibérément cinématographique (le film est tourné en noir et blanc), qui exalte les grands espaces et la force de la nature, se démarquant ainsi radicalement du tout-venant des publicités luxembourgeoises. Jeff Desom donne une nouvelle signification à l’association du cheval et de l’eau, l’un devenant la métaphore de l’autre : sauvages, purs et indomptables, ils se frayent un chemin à travers tous les obstacles, surmontent tous les dangers, filent à toute vitesse vers une lointaine destination. Le spot, commenté dans la version luxembourgeoise par Désirée Nosbusch et que vient aussitôt accompagner sur Internet son making of, est unanimement célébré par les professionnels et le public, ce qui lui fait remporter cinq prix aux Media Awards 2016. Si les décors ne rappellent pas directement le Luxembourg, le film a pourtant été entièrement tourné au Grand-Duché, dans des décors naturels et dans les studios Filmland à Kehlen. Un travail important de postproduction a ensuite été nécessaire pour faire galoper le cheval à travers des paysages imaginaires ou le plonger dans l’eau. Pour Rosport, c’est à la fois un retour aux origines (le cheval, la géologie), une résurrection (le cheval tombe dans l’eau glacée avant d’en ressurgir), la fidélité à une imagerie et aux valeurs traditionnelles de la marque (la nature, la pureté, la fraîcheur, la source de la vie) ainsi que le départ vers de nouveaux horizons (cette fois le cheval court résolument de gauche à droite). Il n’est sans doute pas fortuit que ce film partage aussi quelques points communs avec certaines publicités pour voitures9 qui visent en partie le même public de jeunes actifs friands d’aventures et de sentiment de liberté.
Une version plus new age du spot, créée en 2017 par l’agence BetoCee et réalisée par Julien Becker et Gwen François, met en scène la championne luxembourgeoise de parkour Lynn Jung, en longue robe blanche et coiffure à la Dame du Lac arthurienne, qui s’élance à travers eaux et forêts à la recherche de sa force intérieure personnifiée par un cheval. On n’est plus ici dans la célébration de la force de la nature, mais dans le développement personnel, comme l’indique le titre Source of Me.
En 2020, la Brasserie nationale (dont fait partie Bofferding qui lança jadis Rosport) met sur le marché la nouvelle eau plate Lodyss, concurrente directe de Rosport. Le spot publicitaire, créé par Binsfeld, reprend des éléments présents dans The Legend – les nuages au début, la nature sauvage, le lac gelé, la glace qui se brise, l’eau qui s’infiltre dans la terre – pour insister sur la pureté de leur eau venue tout droit de la période glaciaire. Avec désormais deux concurrents qui semblent vouloir jouer sur le même terrain haut de gamme, la publicité pour l’eau minérale a de beaux jours devant elle au Luxembourg.
- http://sircome.fr/la-bataille-marketing-des-eaux-en-bouteille-et-de-leau-du-robinet (toutes les pages Internet ont été consultées le 22 août 2020).
- Michel LUCIUS, « Hydrogéologie de l’eau minérale carbogazeuse dite Source de Rosport », dans Revue technique luxembourgeoise, octobre-décembre 1959.
- Michèle SINNER, « Pfiiiissscht ! », dans d’Lëtzebuerger Land, 14 décembre 2018.
- LUCIUS, idem.
- Escher Tageblatt, 3 janvier 1933, p. 3.
- https://paperjam.lu/article/news-rosport-sur-toutes-les-bonnes-tables-du-pays
- https://paperjam.lu/article/news-vos-marques
- Au début du XXe siècle, Perrier se disait déjà « le champagne des eaux de table ».
- Voir par exemple https://www.youtube.com/watch?v=QU32Wpk8v3w
La plupart des publicités décrites ici peuvent être visionnées sur la chaîne Youtube de Sources Rosport. La publicité de 1982 est visible sur leur page Facebook.
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